18/03/2014
Great expectations
Je publie aujourd'hui la centième note de mon blog. C'est un petit événement ! Vous êtes très nombreux en ce mois de mars à rendre visite au blog de Jean Julien. Je remercie sincèrement tous les lecteurs qui m'encouragent. Etant donné les nombreuses pages désormais accessibles, je vous conseille de naviguer en utilisant les catégories. Vous retrouverez ainsi plus facilement les textes regroupés par thématiques ou les nouvelles par chapitres comme Les amants de Lamalou. Dans ces catégories, les textes apparaissent selon leur ordre de publication. Ce sont donc les plus récents qui sont visibles en premier.
Avez-vous eu le bonheur de regarder sur Arte l’adaptation réalisée par la BBC du roman de Charles Dickens Great expectations (Les grandes espérances), le jeudi 6 mars 2014 ?
Si vous avez raté ce rendez-vous, vous pouvez vous rattraper en visionnant les trois épisodes en VOD (« video on demand » ou vidéo à la demande) sur le site internet d’Arte, et ce pour une somme modique. Vous pouvez aussi acheter en DVD le film de 1946 réalisé par David Lean. Il vient de bénéficier d’un rematriçage (ou remastérisation) et il en ressort propre comme un sou neuf.
Vous devez vous demander pourquoi je cherche à promouvoir ces deux adaptations des Grandes Espérances de Dickens. Et pourquoi pas celles d’Oliver Twist ou du Mystère d’Edwin Drood, également diffusées sur Arte ?
C’est que mon rapport à cette œuvre est très personnel et très ancien. Dès que j’ai vu les premières images de la série de la BBC ce jeudi soir du 6 mars dernier, la course de Pip dans la brume des marais, j’ai su que j’avais retrouvé l’histoire qui m’avait tant marqué enfant et que je n’avais jamais côtoyée depuis. J’ai su que bientôt surgirait cette vieille demeure et sa salle à manger envahie par les toiles d’araignées et la poussière, inchangée depuis des années, depuis le mariage avorté de la propriétaire des lieux. Cette fois les images de la BBC sont en couleur. Mon souvenir est en noir et blanc. A la fin du récit, Pip devrait dévoiler ce lieu, le rendre à la lumière et au temps. Du moins je l’espère. Le réalisateur de la BBC en a décidé autrement, n’ayant pas suivi le même scénario que celui de David Lean.
Les images en noir et blanc et le scénario de ma mémoire, je les retrouve quelques jours plus tard grâce au DVD consacré au film de 1946, celui de Lean que j’ai vu entre 1956 et 1958 environ. Certaines de ces images ne m’ont jamais quitté depuis mon enfance. Mais j’avais oublié de quel film elles venaient, à quelle histoire elles étaient mêlées. Je savais simplement que j’avais visionné ce film en compagnie de mon père qui organisait des séances de cinéma dans les locaux de l’école où il exerçait en tant qu’instituteur dans les années 1950. Nous étions assis sur des bancs, l’écran était un simple drap blanc, les adultes se joignaient aux élèves, il fallait changer de bobine toutes les 15 ou 20 minutes. Tout cela m’enchantait. Le hasard a fait que j’ai retrouvé ce 6 mars Les grandes espérances à la télévision en compagnie de mon père. Il m’a avoué n’avoir aucun souvenir de ce film, ni de sa projection.
Mais pourquoi ai-je retenu avec autant de précisions ces images-là et oublié le titre du film ? Alors que j’ai gardé le souvenir précis de deux autres longs métrages que j’ai découverts dans les mêmes années, Quand passent les cigognes et L’auberge rouge, j’y reviendrai. Mais cette pièce immense et figée dans le temps, ce jeune homme qui vient la dévoiler, l’insérer à nouveau dans le fil des jours, voilà ce qui m’avait marqué de manière indélébile.
J’ai interrogé des spécialistes du cinéma à la recherche d’un titre. En vain, ils n’ont pas su me répondre. Ma description ne leur évoquait rien. Le hasard a fait que pendant plus de 50 ans je n’ai pas croisé l’œuvre de Dickens ni par écrit ni en images. Jusqu’à récemment où le mystère enfin se dévoila et ce fut une grande joie pour moi. Je retrouvai Pip, le héros qui raconte sa vie d’enfant puis de jeune homme, Pip auquel je m’étais fortement identifié. Je retrouvais les scènes fantastiques dans les marais, dans les rues de Londres, sur la Tamise et dans la demeure de Miss Avisham, figée dans le temps, figée dans l’obscurité. Roman d’initiation, le texte de Dickens est d’une très grande qualité. Et pour qu’il m’ait touché à ce point, pour qu’il ait laissé en moi cette marque indélébile, c’est qu’il a sollicité des zones très profondes de mon cerveau. Comme tous les écrivains talentueux, Dickens atteint notre inconscient et lui parle.
Enfant, je fus troublé par cette Miss Avisham qui ne sort plus de chez elle depuis son mariage raté, qui est toujours habillée de sa robe de mariée qu’elle n’a jamais quittée depuis 20 ans, qui n’a pas voulu modifier quoi que ce soit à l’aspect de sa demeure, depuis ce jour où son fiancé a choisi pour l’abandonner. Miss Avisham qui vit figée dans son passé et s’y morfond. Près d’elle il y a Estella sa fille adoptive et Pip, le petit orphelin qui doit devenir forgeron. Près d’elle il y a la vie qui se développe. Miss Avisham ne sortira pas de son traumatisme. Elle n’y survivra pas. Mais quand Estella veut prendre le même chemin que celui de sa mère adoptive, se cloîtrer dans cette demeure, immobilisée dans le temps et dans l’obscurité, Pip vient arracher les vieux rideaux, secouer les nappes poussiéreuses, mettre à bas les vieilles pièces montées rongées par les souris. Avec la lumière, il apporte l’oubli, la réparation, la résilience comme on dit maintenant. En dévoilant cette pièce, il dévoile aussi la vraie personnalité d’Estella qu’il aime et qui va l’aimer. Great expectations, Les grandes espérances : toujours garder l’espoir même dans les heures les plus sombres. Ne pas se figer dans un passé blessant, ne pas être du côté de l’ombre mais du côté de la lumière.
Vous me direz qu’un enfant ne peut pas comprendre tout cela. Que je construis a posteriori ce discours. Je ne le crois pas. Certes, je n’avais pas décodé le sens de ces images avec des mots. C’est maintenant que j’ai revu le film de David Lean que je peux le faire. Je n’avais pas les mots mais j’avais compris le message que portent ces images, je l’avais entendu intuitivement. Sinon pourquoi cette salle à manger figée et soudain dévoilée, dépoussiérée par Pip, m’aurait-elle accompagné depuis si longtemps ? Je n’écris pas « hanté » mais bien « accompagné » car si ces images m’ont fait un peu peur, je les ai vues entre 6 et 8 ans, elles m’ont bien davantage subjugué. Oui, on peut arracher les rideaux, renverser les meubles poussiéreux et avancer dans la lumière.
L’identification de ces quelques scènes isolées et leur recollement dans leur matrice d’origine leur ont fait perdre du mystère. Sans doute, un peu seulement, pas davantage. Elles ont vécu si longtemps en moi ces images qu’il suffit que je les appelle, seules, pour les retrouver dans ma version première et unique. Et puis il y a maintenant une autre version plus claire, plus complète et plus construite. Les deux cohabitent, pour mon plus grand bien. Celle de l’enfant et celle de l’adulte. Great expectations, Les grandes espérances.
15:34 Écrit par Jean Julien dans Écouter, regarder, écrire | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : great expectations, les grandes espérances, dickens, lean, bbc, pip |
Commentaires
C'est intéressant de lire ces pages. Oui, car elles sont une clé (parmi d'autres) qui ouvre des pans de ta personnalité.
Je t'ai connu assez bien à une période de nos vies.
Optimiste et positif, philosophe aussi.
Peut-on parler de résilience en ce qui te concerne? ton enfance n'a pas été trop difficile me semble-t-il (j'ai de l'audace pour me permettre cette remarque certes!).
J'ai une pensée pour ta mère qui était très aimante de son fils, admirative aussi, et gaie.
Il est vrai qu'enfants, nous fantasmons, nous rêvons , rêves fous souvent, et sommes sensibles , j'allais dire "comme des buvards" à la vie environnementale, celle des adultes que nous ne comprenons pas vraiment.
Manque d'outils intellectuels pour analyser, alors le cerveau reptilien occupe tout l'espace.Et puis le vie et le temps font leur chemins. L'éveil survient.
Écrit par : Joseline | 18/03/2014
Merci Joseline. Dans mon souvenir je n'ai jamais associé le personnage de Miss Avisham (ou du moins de la mariée abandonnée puisque j'avais oublié son nom) à ma mère. Ce que j'ai retenu c'est le dévoilement, c'est qu'on peut changer une situation, évoluer. Il ne s'agit pas non plus dans mon cas de résilience : j'écrivais de manière générale, élargissant à d'autres la métaphore du dévoilement, de la transparence et de l'obstacle.
Écrit par : Jean Julien | 18/03/2014
Superbe texte! Merci pour le partage. Avec ta permission, je fais un copié collé à étudier avec mes étudiants autour du rapport à l'image. Je renverrai à ton site, bien sûr.
Écrit par : Touriya | 18/03/2014
Encore une fois dommage, le jeudi 06 j'étais justement dans le pays de Dickens.
Optimiste de nature je suis entièrement d'accord abec Pip, il faut être de coté de la lumière, ne pas se figer dans un passé blessant. Oui, il faut dépoussiérer, faire rentrer les rayons de Soleil, avancer en dépit de difficultés.
Je pense que chacun de nous fut marqué par un film, une lecture, dans son enfance. Pour moi c'était le merveilleux livre de Lucy Maud Montgomery " Anne of Green Gables", puis A.J. Cronin " Les vertes années" et " Le destin de Robert Shannon". Puis bien sur notre Sienkiewicz national, avec "Dans le désert et la forêt". Ces livres ont beaucoup contribué à ma pensée positive. Chacune de ces lectures demontrait à l'enfant qu jétait qu'il valait la peine de se battre et croire en lendemain meilleur. Dickens n'était pas mon auteur favori, j'ignore pourquoi je n'ai jamais pu terminer "Oliver Twist" qui m'était tombé entre les mains dans mon enfance, je pense que je l'ai considéré plus comme la lecture des garçons.
Écrit par : Lidia | 19/03/2014
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