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19/06/2012

Jean de la Ventière visite la grande mosquée de Kairouan

Aux Rochers le 21ème jour de juillet 1681

 

Ma toute bonne,

 

Je rentre tout juste d’une visite qui m’a coûté bien du désagrément. Je ne pouvais pourtant  point m’y soustraire. A supposer que je l’eusse pu, soyez sûre que je serais restée aux Rochers.

Vous souvenez vous des Delannoy ?  Je ne pense pas que votre mémoire se soit encombrée de ces tristes bourgeois dont il me faut pourtant supporter la compagnie une fois l’an. Le lin et le chanvre ont bâti leur fortune et leur fabrique de draps est prospère. Ils fournissent maints régiments de l’armée de notre bon roi. Mon défunt époux, qui avait le sens des affaires à défaut de m’être fidèle, avait placé chez eux quelque capital, décelant que ces Delannoy appartenaient aux gens industrieux et honnêtes. Bien lui en prit car la fabrique Delannoy me verse chaque année un revenu non négligeable. Ces tisserands sont installés à Laval dans un petit hôtel particulier qu’ils ont acheté à un aristocrate ruiné par le jeu. Leurs ateliers jouxtent la Mayenne qui leur apporte l’eau pour le rouissage et la force pour les métiers à tisser. Pour me remettre les écus qu’ils me doivent, les Delannoy m’invitent chaque été. Et je suis à cette occasion toujours aussi surprise par ce couple qui offre une particularité étonnante. On le dirait composé d’un frère et d’une sœur. Il n’en est rien fort heureusement. Mais ils ont deux corps semblables, longs et émaciés, de tailles à peu près identiques. Outre ces corpulences si proches, leurs visages résonnent l’un dans l’autre. Têtes petites perchées au sommet de longs corps, mentons fuyants, bouches amères aux lèvres tendues vers le bas, nez fins et pointus. Seuls leurs yeux diffèrent. De fouine pour le mari car enfoncés, petits et mobiles. De biche pour l’épouse par leur taille, mais fixes et noirs. Sans expression.

Ils sont tristes comme des hiboux nos Delannoy. Toujours pressés comme des rats. Je me demande bien pourquoi ils passent le plus clair de leur temps à scruter leur horloge et à lui reprocher de ne pas écouler plus vite les minutes de ses heures. Ils ne se sont point départis de leurs vieilles habitudes d’artisans drapiers et sont demeurés réglés sur les horaires de leurs ateliers, tout enrichis qu’ils sont. Quoi qu’il en soit, leur ressemblance morale et physique est troublante. Ce sont-ils choisis parce qu’ils sont la copie l’un de l’autre, comme des jumeaux ? Je ne le pense pas car de nos jours les époux ne se choisissent guère. Les parents font les mariages au gré de leurs intérêts. Peut-être alors est-ce la durée de leur vie commune qui a induit cette similitude ?  

Revenue aux Rochers avec mes écus bien rangés dans mon escarcelle, je trouvai la Ventière de retour de sa promenade vespérale avec sa fidèle jument Nyctalope. Vous allez penser que je saute du coq à l’âne mais je tiens à vous écrire le dernier épisode du récit du séjour de Jean en Tunisie. Je vous sais férue de nouveautés et le récit de Jean va vous enchanter.

 

« Avant de quitter Kairouan, je m’en fus visiter la grande mosquée, dite aussi Djamâ-Sidi- Oqba. Hassan me guidait comme les jours précédents. Quand nos ancêtres entreprirent la construction de Notre-Dame-de-Paris, la mosquée de Kairouan était érigée depuis six siècles. Imaginez une forteresse ceinte de hauts murs blanchis à la chaux, éblouissant au soleil. Puis l’ombre d’une galerie qui sur trois côtés ferme une immense cour dallée. Face au minaret, lourd et puissant comme nos tours du Moyen-Age, se trouve la salle de prières dont le toit est porté par une forêt de colonnes dont nul ne s’est risqué à les compter, de peur de devenir aveugle. Toutes en granit ou en marbre, toutes issues des anciennes villes romaines, elles ont trouvé ici une seconde vie. Une atmosphère de piété saisit le visiteur dès qu’il pénètre dans la salle de prière. Les tapis alignés sur le sol étouffant le moindre bruit, la pénombre, le jeu des colonnes se masquant l’une l’autre et découvrant sans fin un espace nouveau, tout conduit au recueillement, à la sérénité de l’âme. Hassan dut me tirer de ma méditation pour me conduire dans la vaste cour et plus particulièrement vers une colonne de galerie, surmontée d’un chapiteau aussi ancien qu’elle.

-          Regarde bien Jean. Que vois-tu gravé sur ce chapiteau ?

Je n’en crus pas mes yeux. Une croix. Une croix chrétienne. Ce chapiteau provenait donc d’une antique basilique byzantine quand la Tunisie était chrétienne. Inattention des bâtisseurs ? Méconnaissance des signes chrétiens ? Indifférence ? Ou tolérance ?

-          Hassan, dit la Ventière, il me revient que dans le Haut-Languedoc que je traversai voici quelques mois, je fis une halte au pied de la chapelle de Saint-Pierre-de-Rhèdes non loin des rives de l’Orb. Cette chapelle bâtie par de pieux moines offre au visiteur curieux une particularité aussi étonnante que la croix de la mosquée de Kairouan. Une porte latérale s’ouvre au sud du bâtiment, elle est encadrée par deux antiques colonnes elles aussi d’époque romaine. Elle est surmontée d’un linteau sculpté d’étranges motifs géométriques. En y regardant de plus près, ces motifs reproduisent deux lettres de l’alphabet arabe. Alef et lam. Deux lettres qui rassemblées célèbrent la gloire d’Allah. Quel artiste musulman s’est-il arrêté en ce coin reculé du Languedoc pour graver ces lettres ? Comment ont-elles pu traverser plusieurs siècles sans être effacées ?  Ont-elles été protégées par l’ignorance des moines et des fidèles, certains de ne voir là que de purs jeux géométriques ? Mais leurs regards se posaient-ils jamais sur ce linteau ?  Tant de nous ont les yeux tournés en-dedans !

Marquise j’arrête là mon récit de peur de vous rabattre les oreilles. Le retour vers Tunis, la traversée de la Méditerranée furent passionnants. Mais ils ne méritent pas une attention spéciale. »

Ma toute bonne, Jean sait nous montrer les hommes et les femmes en mouvement. Il sait nous dire que ceux que nous croyons éloignés de nous sont souvent plus proches que nous l’imaginons.

Je vous embrasse comme je vous aime, de tout mon cœur. Vous êtes loin de mon âme dans votre château de Grignan mais à chaque instant le souffle de votre respiration vient frôler mes joues.

 

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Le linteau (détail) de la porte sud de la chapelle Saint-Pierre-de-Rhèdes, Lamalou, Hérault

 

 

 

 

 

29/04/2012

Jean de la Ventière à Kairouan

Les Rochers, le 5ème jour du mois de juillet 1681

 

Ma toute bonne,

 

Depuis l’arrivée de Jean de la Ventière au château des Rochers, les journées s’écoulent paisiblement. Il a dans la tête maints souvenirs de voyages et il nous les livre comme s’il lisait un livre. La marquise du Plessis, cette voisine dont la peau attire les puces, en est tout esbaudie. Elle se demande comment Jean peut disposer d’une mémoire aussi vaste et précise. Il faut dire, sans mettre en branle mon penchant pour la médisance, que le plus lointain des voyages de cette pauvre marquise fut pour Vitré qui n’est séparée des Rochers que par quelques lieues. Et, que je sache, la Plessis n’a point lu beaucoup de livres qui permettent à l’esprit de vagabonder quand le corps est au repos.

Pour notre plus grand plaisir, et pour agrémenter les longues après-midi pluvieuses de ma chère Bretagne, Jean a poursuivi  le récit de son périple en Tunisie. Il n’a séjourné que quelques semaines à Tunis pour négocier le rachat des deux demoiselles enlevées sur la Méditerranée et retrouvées dans un harem. Son devoir accompli, Jean décide de se rendre à Kairouan où fut édifiée voici des siècles une mosquée fameuse qu’il voulait admirer de ses propres yeux. La route vers Kairouan se dirige dans un premier temps vers le jebel Ressas avant de s’orienter vers le jebel Zaghouan qu’elle finit par laisser sur sa gauche avant de franchir un col au pied du jebel Fkirine. Je ne sais trop pourquoi Jean prend grand soin de nommer toutes ces montagnes que probablement je ne verrai jamais. Je lui ai posé la question. Il s’agit pour lui de nous rendre sensibles à la magie de ces noms. Qu’il eût dit « montagne » et non « jebel »,  le charme de son récit n’eût point été le même. Je vais d’ailleurs vous rapporter ses propos le plus fidèlement que ma défaillante mémoire me le permettra. Vous en serez ainsi vous-même, ma toute bonne, enchantée.    

"Les montagnes franchies, nos chevaux dévalent vers des steppes immenses. Le paysage vers le sud change du tout au tout. Finie la magie des pentes boisées et des sources qui chantent. Ce ne sont que plaines brunes ou blanches, sèches,  où le regard ne se pose que sur de rares arbustes, parfois un palmier. Croyez-moi, mes amis, dans un tel vide, vous avez le temps de réfléchir, comme sur un bateau lors d’une longue traversée. Le plus surprenant fut pour moi de découvrir d’innombrables cactus qui ressemblent à des arbres tant ils sont grands. Ces monstres végétaux forment des haies impénétrables et font les délices des chameaux, voire des ânes lorsqu’ils sont hachés. Les dromadaires  les croquent, épines comprises, comme notre marquise de Sévigné croque des friandises au chocolat. Ces cactus donnent des fruits que les habitants des campagnes ne prisent guère. Pourtant ces figues de barbarie qui se vendent à Tunis par charrettes entières. 

                                                                                                                                             Vous imaginez mon impatience d’arriver à Kairouan. J’avais toute confiance en mon guide, Hassan, mais j’avais envie de me désaltérer et de secouer toute la poussière qui s’accumulait sur mes vêtements. A peine franchis les hauts remparts qui entourent la ville, nous descendîmes de nos montures pour nous précipiter dans un café. Après les plaines éblouissantes, le bleu du ciel inondé de lumière, pénétrer dans un intérieur obscur me procura un grand repos aux yeux. Quel plaisir que celui de l’ombre après les griffures du soleil ! Nous nous allongeâmes Hassan et moi sur des nattes munies de quelques coussins pour reposer nos nuques. Quelques hommes (les femmes ne sont pas autorisées en ces lieux) vêtus de burnous, avec parfois une chéchia rouge ou un turban sur la tête, devisaient autour de nous, adossés aux colonnettes peintes qui soutenaient les voûtes en arc du toit. Derrière un simple muret se préparaient le café et le thé, à même des charbons ardents. Après un grand verre d’eau bien fraîche, nous dégustâmes un café mêlé de beaucoup de marc. Hassan me dit que certaines femmes savent lire l’avenir dans ce marc. Je ne crois guère à ces superstitions et je préférais l’interroger sur les nombreux regards indiscrets, à mon idée du moins, insistants, selon mon éducation, qui se posaient sur nous. Ces regards n’étaient point du tout malveillants mais ils m'intriguaient. Je fis part de mon observation à Hassan qui éclata de rire. Il me confia que maints de ses frères, comme tout mohametan appelle son prochain, sont dotés d’une grande curiosité et aiment échanger avec les étrangers. Rassuré qu'il ne s'agissait point de regards espions, je confiais à Hassan combien ma fatigue était grande et nous nous dirigeâmes vers un vaste caravansérail où nous pûmes, enfin, prendre du repos. Nous remîmes au lendemain la visite de la grande mosquée. Et c’est bercé par un air de malouf que je tombai dans les bras de Morphée…"

Ma toute bonne, je vous réserve la suite du récit de Jean bien au chaud dans ma cervelle. Je sais votre esprit fureteur et ne le priverai point des derniers épisodes de la relation de la Ventière. Vous constatez, ma chère âme, après la Pologne et Venise où je fus avec Jean, combien le contraste est grand avec cette terre africaine. Mais je sais par expérience, et en écoutant mon ami le marquis, qu’ici aussi bien que là-bas la tendresse des hommes et des femmes est la même. Ici elle s’exprime par une touffe de jasmin, là-bas par une rose ou un brin de muguet.

Je vous laisse en vous embrassant comme je vous aime, de tout mon cœur.   

 

07/04/2012

Jean de la Ventière rentre de Tunis

Les Rochers le 27ème jour du mois de juin 1681

 

Ma toute bonne,

Il ne vous a pas échappé que depuis quelques semaines je ne vous donnais plus de nouvelles de mon ami Jean. Il vous reviendra peut-être qu’il m’avait proposé de l’accompagner dans le nord de l’Afrique et que mes affaires en Bretagne m’avaient retenue de ce côté de la Méditerranée. A vrai dire, la perspective d’une traversée maritime ne m’enchantait guère. Outre le mal de mer (je garde d’affreux souvenirs du passage en bateau lors de notre périple vers la Pologne), les risques d’enlèvement par les Barbaresques et la chaleur ne me font point regretter d’avoir privilégié les marches de la Bretagne. Quand j’ai vu dans l’encadrement de la porte de mon salon apparaître la face rougie de Jean de la Ventière, je l’ai à peine reconnu. Les effets du soleil mêlés à ceux de l’air marin et des sortilèges de l’Afrique ont à ce point transformé son apparence que je crus me trouver en présence d’un disciple de Mahomet égaré dans le septentrion de l’Europe.

Non, c’était bien Jean, fatigué par son voyage mais heureux de retrouver sa chère amie et de pouvoir échanger librement avec elle. Ah ! Ma toute bonne, vous n’allez pas en croire vos oreilles. Jean ne m'avait pas clairement confié l’objet de son déplacement à Tunis. Je savais sa mission délicate mais n’en connaissait point l’objet. Sa majesté l’avait mandé outre Méditerranée pour tenter de sauver des griffes des Barbaresques deux infortunées jeunes femmes, de noble extraction, qui furent capturées sur un navire entre Marseille et l’île de Corse. Je laisse la parole au jeune marquis car mes perpétuelles diversions risqueraient d’embrouiller un récit par lui-même complexe.

-        Marquise, dit la Ventière, j’arrivai après une traversée fort calme au port de La Goulette. Tunis est éloignée de la mer de deux ou trois lieues et reliée à celle-ci par un long chenal qui n’est pas toujours praticable. Il me fallut donc effectuer une première halte à La Goulette pour y accomplir quelques formalités d’usage. Je réalisai très promptement que le dépaysement est total dès que vous mettez un pied sur la terre d’Afrique. Les hommes portent de longues robes confortables pour éviter que le soleil ne leur brûle la peau et aérer convenablement leur corps. Quant aux femmes, elles sont invisibles. Elles vivent à l’ombre des hauts murs de leur maison et on ne les voit que dans les grandes occasions comme les mariages. Mais jamais aux enterrements auxquels leur religion leur interdit de participer. Au premier abord, je me retrouvai dans un pays d’hommes, d’une grande familiarité, s’embrassant bruyamment et se promenant bras-dessus-bras-dessous  en devisant joyeusement. Avant de me rendre à Tunis par la chaussée qui y conduit entre deux lacs immenses, je fis un détour par Sidi-Bou-Saïd, un petit village perché au sommet d’une colline qui domine la mer. J’avais ouï dire avant mon départ que notre bon roi Saint-Louis, le IXème, avait dressé son camp près de ce village quand il fit escale en Tunisie au cours de la 8ème croisade dont il avait pris la tête. Hélas, la maladie eut raison de notre bon roi qui fut emporté par une dysenterie incurable. Son corps aurait été rapatrié jusqu’à la basilique de Saint-Denis selon Jean de Joinville qui conta par le menu toute la vie du roi. Mais à Sidi-Bou-Saïd, j’entendis une tout autre histoire. Saint-Louis serait tombé sous le charme d’une jolie jeune femme du cru et, séduit par cette belle et les douceurs de la vie tunisoise,  aurait décidé d’abandonner son trône et sa religion catholique pour se convertir à l’islam et épouser sa nouvelle conquête. Le corps transporté en France serait celui d’un simple soldat, bien mort, pauvre de lui, de dysenterie. Et notre Saint-Louis aurait changé de nom et serait devenu Sidi-Bou-Saïd… Je sens marquise que vous pensez que je divague. Il n’en est rien. La légende est tenace près de Carthage et elle est si belle qu’elle mérite d’être contée. Saint-Louis n’aurait été ni le premier ni le dernier à céder aux charmes enjôleurs de cette côte qui abrita les amours de Didon et d’Énée. Et pour une fois qu’entre le nord et le sud de la Méditerranée le récit n’est pas de guerre mais d’amour, il mérite d’être rapporté. Ma mission ne devait pas pour autant être oubliée et je me rendis à Tunis où je fus reçu par le Bey qui s’exprimait dans un étrange dialecte mêlé d’arabe, d’italien et de français. Tunis est cosmopolite : les Andalous y côtoient les Maltais, les Arabes se mêlent aux Européens pour la grande richesse de la ville. La négociation pour le rachat des deux jeunes femmes fut longue et laborieuse. Leur propriétaire ne devait pas perdre la face et il n’entendait pas se séparer de ces deux perles de son harem sans recevoir en échange des espèces sonnantes et trébuchantes. J’en étais pourvu et après quelques jours d’échanges parfois vifs, le marché fut conclu. Je tairai la somme en jeu. Il serait offensant pour les deux demoiselles qui ont rejoint leurs familles de s’entendre dire ce qu’elles valent…

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Tunis en 1690, vue depuis la Goulette

 

La Ventière ne souhaitait pas pousser plus loin les détails de cette affaire. Je le compris fort bien et reconnus là tout le tact de mon ami qui le rend si précieux au service de sa majesté. Pour le remettre de ses fatigues je lui proposai de se rafraîchir, ce qu’il accepta bien volontiers. Arriva sur ces entrefaites la comtesse du Plessis dont les gesticulations m’étonnaient. La pauvre femme se grattait avec assiduité les bras. Elle me dit son malheur : les puces ! Dès qu’une puce traîne quelque part, elle lui saute dessus, à croire que ces bestioles sont attirées par l’odeur de sa peau. Et c’est ainsi que, toute gesticulante, la marquise du Plessis gagna ma salle à manger où elle se retrouva isolée au bout de la table de peur qu’une puce ne sautât sur l’un de mes convives.

Je vous laisse sur cette farce qui n’en est pas une pour l’intéressée, croyez-moi. Je vous embrasse comme je vous aime, de tout mon cœur.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

24/03/2012

La marquise au concert

Les Rochers le 20 juin 1681

 

Ma toute bonne,

Ma tête serait-elle en bois de cornouiller ? Cet arbre si dur que certains n’hésitent pas à le comparer à la corne des animaux. J’ai parfois le sentiment que rien ne rentre plus dans ma cervelle. Qu’elle perd cette perméabilité qui la faisait ressembler à une éponge… Dimanche dernier, il m’était en effet complètement sorti de l’esprit que le marquis Coudé du Foresto m’avait convié, après les vêpres,  à un récital de musique donné par de ses amis musiciens. C’est pendant l’office célébré entre nones* et complies**, alors que, il me faut l’avouer, je somnolais quelque peu, emportée par la douce torpeur d’une chaude après-midi et d’une digestion ralentie par la bonne chère du déjeuner, que par miracle l’aimable invitation de mon voisin de marquis surgit de ma rêverie.

Je fis un petit signe à l’abbé pour qu’il accélérât le rituel, ce qu’il fit de bonne grâce ayant fort envie de faire mérienne***, comme le disent si plaisamment  mes bons paysans dans leur patois. Je fis prestement atteler ma jument Nyctalope et me rendit en petit équipage au château du Foresto. De loin  j’entendais la musique qui sortait par les fenêtres ouvertes du grand salon. Coudé du Foresto ne s’était point moqué de ses invités. Je savais qu’il avait récemment accru sa fortune en réalisant quelques bonnes affaires dans les toiles de Mayenne, mais pas au point de convier en sa demeure Monsieur de Lully dont vous savez qu’il vient d’être nommé secrétaire du roi. Je me glissai sans bruit vers une bergère laissée vide par ces dames et me laissai aller au flot de notes que l’orchestre dispensait généreusement. La musique de Monsieur de Lully n’est pas maigre. Elle est riche de mille sons bien mélangés et alignés sur les rythmes des plus entraînants. Ma somnolence était oubliée et le bois de cornouiller de ma cervelle dispersé aux quatre vents.

Lully animait vivement sa formation de musiciens avec son bâton de direction, célèbre depuis qu’au cours d’une répétition à Versailles, il s’en était asséné un coup violent sur un pied. Ses cris de douleur avaient interrompu les musiciens et notre homme dut s’en remettre aux médecins qui lui appliquèrent un emplâtre de farine d’orge mêlée de miel rosat et de myrrhe pour désinfecter la plaie et puis des décoctions de plantes pour favoriser la cicatrisation… Lully semblait avoir oublié  ce pénible épisode car il maniait son bâton avec une énergie surprenante. Cette canne surmontée de rubans et d’un pommeau orné rythmait le flot de notes qui sinon serait sorti en ordre dispersé des différents instruments. Nous eûmes les plus beaux passages d’Atys****, l’opéra que notre roi affectionne tout particulièrement.

« Je veux joindre en ces lieux la gloire et l’abondance » entend-t-on au début du deuxième acte. Que cette phrase ait plu au roi soleil n’est pas étonnant. Madame de Maintenon (il me démange d’écrire « la Maintenant » tant cette bigote me hérisse le poil !) en a pris ombrage. Comment peut-on jalouser l’affection que porte sa majesté pour cet opéra ? Elle reproche à son époux (je puis bien employer ce mot car leur mariage, tout secret qu’il est,  est de notoriété publique, du moins chez les personnes bien introduites)… Je m’égare. Ma cervelle est vraiment décornouillée et a retrouvé sa vivacité, Dieu merci.  La Maintenon en veut à son roi de mari de trop s’intéresser à ces spectacles qui ne seraient plus de son âge. Elle n’entend rien à cette musique. Pas la moindre longueur dans Atys. Tout y est perfection : quoi de plus charmant que le duo des amants lorsque leurs voix s’enlacent ?

Monsieur de Lully frappa le plancher pour marquer la fin du concert. Il rayonnait sous sa grande perruque bouclée et semblait transpirer très fort sous ses habits chamoirés. Quand je pense que cet Italien a débuté aux cuisines de la Montpensier où il récurait les casseroles, je me dis que son génie doit être bien grand pour lui permettre de passer du potager (x) brûlant aux salons de Versailles. Je sais par des indiscrétions que sa majesté est quelque peu contrariée par les mœurs italiennes de son grand musicien. Ce dernier sait cependant se faire discret et retrouve ses conquêtes masculines au fond des forêts de Sèvres où il dispose d’un petit relais de chasse.

Coudé du Foresto vint me saluer dès les dernières notes émises et alors même que ses convives applaudissaient à tout rompre, ce qui n’est guère habituel chez les nobliaux de province fort réservés dans l’expression de leurs sentiments. Ce pauvre marquis, bien qu’il fût riche, est, il faut le reconnaître, affublé d’un nom qui prête à sourire. D’autant que l’homme n’est pas très bien fait. Quand on prononce son patronyme, je perçois un léger frémissement sur le visage des dames. Et un sourire narquois sur les lèvres des messieurs. Nos pensées ne sont pas toujours aussi vertueuses que le souhaiterait la religion. Et j’ai souvent entendu quelque plaisantin murmurer : « Le marquis serait-il coudé du foresto pour avoir si triste mine ? ». Je ne m’aventurerai pas plus loin. L’honnêteté et la décence me l’interdisent. Une petite plaisanterie de temps en temps n’a pourtant tué personne.

Je reviendrai vers vous dès que possible. Vous devez vous demander où donc est passé mon cher La Ventière. Ne vous alarmez pas, il est toujours de ce monde. Mais à son habitude, par monts et par vaux au service du roi. Il est à présent de l’autre côté de la Méditerranée et dès son retour, qui ne saurait tarder, je me ferai l’écho de ses récits.

Je vous embrasse comme je vous aime, de tout mon cœur.

 

 

*3 heures de l’après-midi

 

**dernière partie de l’office

 

***faire la sieste en gallo

 

****opéra de Lully, 1676

 

(x) cuisinière

 

16:18 Écrit par Jean Julien dans Lettres de la marquise de Sévigné | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : lully, atys, opéra |

27/02/2012

La Sévigné aux Rochers

 

Les Rochers, le 10 juin 1681

 

Ma toute bonne,

 

Me voici entre les murs de cette vieille bâtisse des Rochers au sein du domaine qui me vient de votre père Henri et que je me dois de faire prospérer en sa mémoire. Vous connaissez ce château austère tout de pierre de granit, surmonté de toits d’ardoises si pentus que l’eau de pluie y glisse plus vite qu’il ne faut de temps pour le dire. J’aime cette demeure et la vie à la campagne me sied. Outre que la vie y est moins chère qu’à Paris, mes fermiers et mes métayers me gâtent d’œufs frais, de poulets élevés au grain et d’énormes carpes. L’air ici n’est point vicié comme celui de la capitale et les grands vents d’ouest apportent une fraîcheur toute marine, l’océan n’est pas si éloigné. Mon seul trouble est celui de mes articulations car l’humidité est de règle en ses terres bretonnes et elle apporte de la rouille à mes jointures.  Je vais souvent prier pour vous dans la petite chapelle octogonale que j’ai offerte à mon  Bien-Bon oncle, l’abbé de Coulanges.

 

Castle-Rochers-Sevigne1.jpg

Le manoir des Rochers près de Vitré (Ille-et-Vilaine)

 

Mon projet de jardin à la française n’avance guère. Je ne suis point le Roi de France et ma bourse a un fond alors que celle de sa majesté n’en connaît pas. Les bois valent cependant tous les parcs tracés au cordeau et les allées qui les percent sont un enchantement, surtout à cette saison. Ah, comme je regrette que tous les oiseaux qui peuplent mes arbres ne puissent point porter jusqu’à vous toute mes marques d’affection !

Ainsi que je vous l’avais laissé entendre dans ma précédente missive, j’ai effectué une halte chez mon ami le duc de Saint-Simon en sa demeure de La Ferté-Vidame. Il m’accueillit sur les marches de son immense bâtisse avec sa nouvelle et jeune épouse Charlotte de l’Aubespine de Châteauneuf. Je ne voudrais pas vous donner l’impression que je m’égare mais un rapide calcul me dit que la jeune femme est plus jeune que son époux de 40 ans, au moins. Elle lui a déjà donné un héritier, Louis* maintenant âgé de 6 ans. Ce qui prouve que la verdeur ne quitte jamais les hommes bien nés.

 

Château de La Ferté-Vidame en 1769.jpgLe château de la Ferté-Vidame au XVIIème siècle (dessus d'une tabatière). Il fut détruit à la Révolution.

 

Enfin il s’agit là du conte officiel. Par la bande, car je ne suis point dans l’intimité des Saint-Simon,  je crois savoir que le duc Claude n’opéra pas ou ne procréa pas seul. Il fut, selon la rumeur, mais comment l’écrire sans vous froisser, utilement secondé par un jeune étalon pour féconder son Aubespine… Le duc Claude s'avéra toujours très arrangeant. Au service de Louis XIII, il avait la réputation de « ne point baver dans le cor du roi », selon les dires de Tallemant des Réaux. Féru de chasse, grand expert dans l’art de vénerie, il offrit mille services au père de notre Louis XIV. A la chasse et à la guerre. Feu notre bon roi ne fut pas ingrat et le dota de terres immenses du côté de Bordeaux à Blayes et à La Ferté. Duc et pair de France, décoré de l’ordre du Saint-Esprit, il n’évita pas la disgrâce à laquelle peu de favoris échappent. La mort de Louis XIII, le juste de triomphante mémoire,  le plongea dans des abîmes de chagrin. Depuis cette disparition, il réside à La Ferté et chasse tout son saoul à travers étangs, forêts et prés. Son amitié avec Louis XIII, son intimité si je puis oser ce mot, a en son temps suscité des rumeurs dont la jalousie était certainement le fondement. Il n’en reste pas moins que ce Louis s’entourait de beaucoup d’hommes bien faits et dociles. Je ne suis pas prude à ce point que j’ignorerais certaines pratiques masculines (féminines aussi semble-t-il) aussi vieilles que notre monde et qui ne furent pas toujours aussi cachées que de nos jours.

Mon séjour à La Ferté fut bref mais enchanteur. Le duc connaît l’histoire de notre pays, de l’intérieur. Il en a vécu tous les grands épisodes non pas comme témoin mais comme acteur. Ses récits sont passionnants. Et comme il devient sourd, il est hors de question de l’interrompre. Une fois lancé, il est comme un cheval au galop. Plus d’une fois, mon nez a piqué de l’avant, entraîné par le sommeil au cours de ses interminables récits. Heureusement pour moi, la vue du duc baissant, il ne prêtait point attention à mon inattention, emporté par ses souvenirs que, pour certains, il devait bien garder par devers lui.

Ma toute bonne, ce sera tout pour cet après-midi. Je dois visiter quelques fermes et je constate que déjà le soleil baisse sur l’horizon. Soyez assurée que mon cœur bat pour vous chaque seconde. Je vous embrasse comme je vous aime.

 

*le futur mémorialiste

 

 

 

04/02/2012

La marquise prend du repos

A Paris, 25 mai 1681

 

Ma toute bonne,

 

Je ne vous parlerai point ce jour des embarras de Paris ou de la saleté extrême de ses rues ou des dangers qu’on y court en permanence comme celui de se faire détrousser ou celui de recevoir un pot de chambre sur la tête. Heureusement pour moi, je ne vais point à pied. Je parcours les rues de la capitale dans ma voiture ou dans une chaise à porteurs, quelque peu à l’abri des odeurs que dégage l’infâme cloaque parisien avec les chaleurs qui arrivent.

Ce qui retient ma plume en ce jour où l’orage menace et où j’ai décidé de rester en ma demeure au repos, ce sont les encombrants et les encombrés de Paris. Je ne radote pas ma toute bonne. Je suis certaine que vous le pensez à la lecture de ces lignes. Ces encombrants et ces encombrés, ce ne sont point ces vieux meubles ou ces guimbardes hors d’âge qu’enlèvent les services de notre échevin, surnommé je ne sais trop pourquoi Notre-Dame-de-Paris, pour les brûler sur la place de Grève ou les jeter dans la Seine.

Non, ma chère, ces encombrants sont ces personnes qui bloquent la circulation en se posant au milieu de la chaussée. Comme si elles étaient seules au monde, indifférentes aux cris et aux menaces qui les entourent. Elles sont là, immobiles comme des pierres encore mal équarries, comme des colis oubliés. Isolées dans leur monde, prisonnières de leur âme, ou ivres d’alcool, ou malades. Elles s’approprient les quelques arpents qu’elles occupent et oublient le reste de l’humanité.

Les encombrés ne bloquent pas le  passage. Au contraire, ils avalent des distances phénoménales chargés de toutes sortes de sacs qui les font ressembler à des ânes bâtés. Et si par malheur vous les croisez, soyez certaine, ma toute bonne, qu’ils vous enverront d’un coup leur bât à la figure. Imaginez quel calvaire infligent ces baudets à leurs voisins dans les pataches ou dans les coches d’eau sur la Seine. Ma position, grâce à Dieu, m’épargne ce genre de transports. Mais les infortunés qui sont contraints de les emprunter, sont malmenés par ces maudits sacs. Leurs propriétaires, se tortillant sans cesse sur leur siège comme des vers, prennent un malin plaisir à coincer un bagage contre l’estomac de leur voisin ou à placer un panier malodorant sous son nez. Ah ! Comme je plains ceux que Dieu a fait naître dans une condition si basse qu’ils doivent supporter de tels désagréments ! Et je vous épargne la promiscuité, les odeurs douteuses et les bavardages incessants !

Pardonnez-moi ce récit fort peu ragoûtant. J’ai pensé que vous, qui vivez dans une province calme et reculée, seriez  piquée par ces scènes auxquelles vous avez échappé.

Je vous laisse. J’entends la Ventière qui arrive. Je suis fort aise de pouvoir deviser avec lui.  « Passez-moi la rhubarbe et je vous passerai le séné » me dit-il en poussant la porte de mon salon. Jean m’assure qu’il s’agit de la dernière expression à la mode à Versailles où le jeu des concessions et l’échange de complaisances sont plus répandus que l’honnêteté. J’en parlerai au duc de Saint-Simon que je verrai bientôt en son château de La Ferté-Vidame*. Je dois en effet me rendre aux Rochers** pour affaires et ferai une halte chez mon ami le duc.

Je vous embrasse comme je vous aime, de tout mon cœur.

 

*Entre Dreux et Alençon

**Propriété de la marquise de Sévigné près de Vitré (Ille-et-Vilaine)

 

 

 

25/01/2012

La Sévigné sur les rives de la Bièvre

 A Paris ce 20 mai 1681

 

Ma toute bonne,                                                                         

 

La Ventière vient de me transporter au bout du monde, dans un lieu que l’esprit le plus fertile n’aurait point imaginé. Il arriva de bon matin avec une voiture légère à laquelle notre bonne jument Nyctalope était attelée.

-        Marquise, me dit-il, en ce magnifique jour de mai  je vous propose de sortir de Paris et de filer bon train vers la rive gauche de la Seine qui ne vous est point très familière. J’ai une surprise pour vous !

Et fouette, cocher ! A peine étais-je remise de mon étonnement que Nyctalope et notre équipage s’engageaient place Royale* après avoir quitté en trombe la cour pavée de mon hôtel de Carnavalet. Décidément cette Nyctalope a du tempérament. Il est vrai que le cocher du marquis de Rambuteau qui conduisait l’attelage me semblait bien pris de boisson et que nous négociions les tournants sur les chapeaux de roues. Les fers de nos roues laissaient jaillir des étincelles contre les bornes qui protègent les porches…

A peine quittée la place Royale, nous débouchâmes sur le pont Marie et traversâmes au grand trot l’Isle Saint-Louis avant de nous engager sur le pont de la Tournelle. Nous aurions pu nous diriger vers Notre-Dame et gagner la rive gauche de la Seine par le Petit-Châtelet. Mais sa sinistre réputation fit que La Ventière m’en épargna la vue. Cette prison est aussi effrayante que les malfaiteurs qu’elle renferme.  Nous laissâmes la Porte Saint-Bernard à notre main gauche pour nous engager dans le chemin qui longe le collège du cardinal Le Moyne**.  Vers l’église Saint-Médard, nous atteignîmes le but de notre cavalcade, la Bièvre. Je ne sais trop si vous avez ouï dire de cette rivière qui serpente mollement dans les faubourgs du sud de notre capitale. Son eau alimente les nombreuses fermes qui la bordent et permet aux tanneurs de pratiquer leur pestilentielle activité. Nous dépassâmes Les Gobelins où sa majesté a créé une manufacture de tapisseries de haute lisse dont la renommée dépasse nos frontières.

 

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Le château de la reine Blanche, 13ème arrondissement de Paris

Nous laissâmes derrière nous le château de la Reine Blanche*** et son huilerie aussi vite que le vent d’orage chasse les nuages. La Ventière devant mon étonnement m’expliqua que ce lieu empuantait l’air et que nous allions nous engager dans  un vilain chemin vers le moulin de Coulebarbe dont la roue tourne au gré du courant de la Bièvre. A quelques arpents de là, une petite île au milieu de la rivière était occupée par les potagers des ouvriers des Gobelins. Quelle ne fut point ma surprise quand je perçus des cris affreux. A me crever les tympans ! Jamais mes oreilles n’avaient ouï pareil son. Je croyais à quelque présence diabolique en ces lieux reculés quand j’aperçus deux petits yeux malins qui me dévisageaient…

-        Des singes, ce sont des singes qui aboient ainsi… s’exclama La Ventière. J’en ai vu chez les barbares dans le nord de l’Afrique… Regardez, marquise,  ils sautent sur le toit de notre voiture…

Alors ma toute bonne, ce fut une belle cavalcade. Les bateleurs qui laissent ici leurs singes en liberté se précipitèrent pour rameuter leur chienlit. Jamais pareille troupe n'a aussi bien mérité ce nom. Ces animaux, qui nous ressemblent fort, sont d’une saleté repoussante.  Ils commençaient à jeter leurs chiures sur notre belle Nyctalope qui en était courroucée…

Nous nous enfuîmes et à quelques encablures, le but de notre périple était atteint : la Glacière. La bien nommée. En descendant de notre voiture,  je découvris avec La Ventière une petite grotte dont l’issue était bien scellée et que La Ventière fit prestement ouvrir par un manant. Enveloppés dans des tonnes de toile de jute, des pains de glace recueillis l’hiver précédent dans la Bièvre attendaient le chaland. Nous en baillâmes quelques-uns pour l’office. Notre bonne cuisinière saura  préparer des sorbets et peut-être des crèmes… Quel délice !

Avant de reprendre le chemin de la place royale, nous aperçûmes quelques castors, des bièvres comme les appellent  les paysans, qui prenaient le soleil… Jamais je n’avais vu autant d’animaux étranges en si peu d’espace et de temps.

J’espère que toutes ces visions animales ne vont point perturber mes rêves. Je clos cette lettre en vous embrassant sur les deux joues avec tout l’amour que vous savez.

 

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Les arrières des Gobelins, rue Berbier du Mets, Paris 13ème, sous laquelle coule la Bièvre...

 

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La Bièvre, fin XIXème, avant qu'elle ne fût enterrée

 

*Actuellement place des Vosges

** Rue du cardinal Lemoine dans le 5ème arrondissement de Paris

*** rue Gustave Geffroy, 13ème

 

05/01/2012

2012

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Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné (1626-1696), vers 1665

Sans signature, Paris

 

Pour aborder 2012 sous de bons auspices et pour accompagner mes voeux, le portrait de mon inspiratrice que vous pouvez contempler au musée Carnavalet - Histoire de Paris.  (Ma toute) bonne année à tous !

12:03 Écrit par Jean Julien dans Lettres de la marquise de Sévigné | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : sevigne, paris, carnavalet |

28/12/2011

La marquise de Sévigné à Paris

 

A Paris en ce 15 mai 1681

Ma toute bonne,

Ma joie est grande d’être en repos depuis deux semaines. Toutes ces lieues parcourues par monts et par vaux m’avaient harassée et j’étais fourbue comme une vieille jument qui aurait trop tiré la charrue. L’air de Paris en ce joli mois de mai me convient. L’hôtel de Carnavalet est  bien paisible. Mes amis passent deviser et me rapportent les derniers bruits de la cour qui s’agite à Versailles, loin d’ici. Les maîtresses de sa Majesté, les frasques de Monsieur, le frère du roi, bref tout ce tintoin qui me fatigue les oreilles mais qui doit parvenir jusqu’à moi si je ne veux pas mourir idiote et paraître ridicule auprès de mes visiteurs. Il me faut tenir mon rang. Détenir la dernière rumeur me confère une auréole, qui n’est certes pas de sainteté, mais qui élève mon statut. Il me plaît parfois de lancer moi-même ces rumeurs, par défi, pour suivre leur vie et examiner sous quelle forme modifiée elles me parviendront en retour. La Ventière prend un grand plaisir à pister ces petites et modestes comètes dont la trajectoire transforme la voilure.  

Mais je m’égare, ma plume va comme une étourdie*. Soyez rassurée, vous ma fille si honnête, je ne sombre jamais dans la médisance. Ma pudeur me l’interdit et notre religion la proscrit. Je ne peux cependant pas m’empêcher de vous relater ce qui fit éclater de rire tout ce qui compte en la capitale. La Ventière s’en fut à Versailles voici quelques jours pour rendre compte de son périple polonais et faire état au roi des relations du royaume de France avec Venise. Je ne suis pas au fait de ces secrets d’État et me garde bien d’interroger Jean à ce sujet. Quand il revint de la cour, il me rapporta que Versailles est en perpétuel chantier et que les courtisans éprouvent maintes difficultés à se loger. Certains s’entassent dans quelques pièces mansardées au mépris de leur rang et du confort que leur sang devrait leur réserver. Ils préfèrent laisser leurs châteaux vides, livrés aux rats et aux araignées, que de se tenir loin du Roi et des faveurs qu’il peut leur octroyer. C’est ainsi.

La Ventière revint donc de Versailles fort excité par une altercation dont il fut le témoin dans la grande galerie des glaces où les miroirs magnifient la lumière en la multipliant  et où tout à chacun peut contempler sa propre fatuité. Deux petits marquis, de basse extraction mais de grand caquet,  piaillaient comme deux poules en train de pondre. Un rassemblement s’opéra rapidement autour des deux courtisans. Il s’avéra que l’un des deux avait traité l’autre de « belaou ». « Belaou, belaou ! Mais pourquoi me traitez-vous ainsi, jeune impudent » disait le plus âgé au plus jeune. « Oui, belaou ! Et je pèse mon mot. » rétorqua le benjamin. Les curieux assemblés ne comprenaient pas qu’on puisse se plonger dans un tel état pour un mot dont le sens leur échappait totalement. La Ventière qui a, comme vous le savez ma toute bonne, sillonné le monde, éclata d’un rire inextinguible. « Belaou ! » Il n’avait pas entendu cet adjectif depuis bien longtemps. Depuis une traversée entre Marseille et Tunis sur une galère du Roi où sévissait une engeance de chiourme aussi cosmopolite que la cargaison des animaux de Noé sur son arche. Parmi eux quelques barbares raflés sur les côtes de l’Afrique du Nord. Qui s’exprimaient selon La Ventière dans un arabe mâtiné de berbère. C’est sur cette galère qu’il avait entendu les rameurs de la chiourme s’invectiver avec ce « belaou ». En s’approchant de l’un d’eux, qui semblait moins sauvage que les autres, il lui demanda ce que ce mot étrange signifiait. Le barbare, ne parlant pas un traître mot de notre langue, fit avec sa main droite fermée un signe arrondi autour de son nez. « Ivre, saoul ! »  comprit la Ventière. Et les deux petits marquis utilisaient à leur tour cet adjectif qui avait voyagé jusqu’à la cour on se demande comment. « Messieurs, messieurs, du calme ! » dit Jean. « Vous seuls connaissez le sens de « belaou ». L’avez-vous entendu ce mot du côté de Marseille ou de Toulon ? ». « Oui, répondit le benjamin. Sur les quais de Toulon où quelques galériens pris de boisson se battaient. » « Alors, brisons-là ! Il n’y a point d’offense quand le mot et la chose qu’il désigne ne sont point assemblés dans l’esprit des auditeurs. Si je dis : « Bela fou mouk, chouya ! » Personne ne me contredira.  Alors que ces quelques mots sont fort impertinents en tunisien. Brisons-là messieurs. Ce ne sont qu’enfantillages indignes de votre rang. »

Les deux compères partirent en riant vers le grand salon d’Hercule où quelques tables de jeux avaient été disposées. La Ventière avait apaisé cette querelle naissante qui l’avait fort diverti et qu’il me conta par le menu. Il en profita pour m’informer d’une nouvelle ambassade que le Roi lui avait confiée. A Tunis, ma toute bonne. Sur la côte des barbares ! Il en est ravi car il aime l’aventure. Je le suis moins car il me propose de l’accompagner… Non pas que sa compagnie m’ennuie bien au contraire. Mais traverser la Méditerranée ! A mon âge ! Nous verrons. Je termine cette missive au plus vite pour ne point rater la poste de Provence.

 

Je vous embrasse comme je vous aime, tendrement.

 

 

 

*Formule empruntée à la vraie marquise…

 

05/12/2011

La Sévigné est de retour à Paris

Paris le 1er du mois de mai 1681

 

Ma toute bonne,

Après des mois par monts et par vaux,  je suis enfin de retour chez moi. Le portail de l’hôtel de Carnavalet s’est refermé sur mon carrosse. Les vieux pavés de la cour ont résonné familièrement sous le pas des chevaux et les roues de la voiture. Je suis fort aise de retrouver mes pavés et mes planchers et mon Paris bien-aimé.  Je retrouve cette ville comme un marcheur retrouve ses vieux chaussons après un long parcours : avec le temps ils ont pris la forme de ses pieds. Tout ici m’est connu, de la couleur du ciel au tohubohu des rues, du parfum de lavande de ma chambre aux appels des colporteurs.

Il ne manque que vous. Mais mon séjour à Grignan m’a permis de me gorger de votre présence et mon cœur est plein de votre sourire. Comme vous vous en souvenez, avant que je n’entreprenne le long périple de Grignan à Paris, votre époux me conduisit à Balaruc sur l’étang de Thau pour y soulager mes douleurs. Les eaux chaudes qui sourdent dans ce hameau me furent bénéfiques mais on m’a dit que les eaux d’un petit village du Haut-Languedoc, Lamalou,  je crois, sont plus efficaces encore. Monsieur de Grignan, qui ne recule devant aucun obstacle, décida de me conduire dans ce recoin par des chemins aussi sinueux que vertigineux. Au milieu des vignes, dans la vallée du Bitoulet, un torrent à sec les trois-quarts de l’année, entouré de hautes montagnes, le village de Lamalou ne compte guère que trois ou quatre bâtisses mais ses eaux, où le fer et sa couleur rouge dominent, ont eu le don d’apaiser mes articulations. Je ne vous écrirai point que je pourrais danser la gigue comme une jeunesse, mais enfin j’ai retrouvé quelque souplesse.

A Paris, mon temps est bien rempli depuis mon retour. A peine descendue de ma voiture, à peine avais-je salué mes gens que déjà mon salon bruissait de mille bavardages tant mes proches et mes amis étaient impatients de me saluer et d’entendre le récit de mon long voyage à travers l’Europe. J’étais moi-même tout émoustillée à l’idée d’entendre les mille et une petites anecdotes survenues en mon absence. Le comte Christophe de Rambuteau et le prince Frylvera de Cotonou ne furent pas les derniers à gravir les marches de mon perron. Ils étaient précédés par le charmant petit attelage de leurs deux chiens conduit par un jeune valet très expert en la matière. Les deux chiens, très bas sur terre, adorent leurs maîtres et imaginent mille cajoleries pour les séduire. Rambuteau et Cotonou avaient cependant l’esprit ailleurs et après les formules d’usage demandèrent à voir Nyctalope, la jument autrichienne que je leur avais promise. Ils me proposèrent de l’atteler, malgré les fatigues qu’elle venait d’endurer, et de nous rendre en l’hôtel d’Issoire chez Jean de la Ventière et Dewenrel de la Haute-Volta. L’idée me sembla saugrenue car je n’avais guère envie de traverser Paris alors que je venais de terminer un périple de mille lieues. Ils insistèrent et nous nous présentâmes au portail de l’hôtel d’Issoire près duquel quelques pèlerins se reposaient avant de reprendre le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle vers Orléans.

Il régnait une étrange atmosphère dans la cour de l’hôtel de La Ventière. Un calme inhabituel. Un silence hors de commun. Je pensai que les maîtres de ce lieu vaquaient à leurs travaux et  avaient exigé de leur personnel qu’il fût coi. Quelque peu intriguée, je pénétrai dans le vestibule et entrepris de gravir le magnifique escalier d’apparat jusqu’aux salons du premier, suivie par Rambuteau et Cotonou. Le silence qui régnait dans la cour s’était répandu dans l’escalier et dans le premier salon que je traversai. La double porte du grand salon étant fermée, j’attendis par politesse qu’on vînt m’ouvrir. Lorsque les deux battants s’écartèrent, je crus tomber sur mes genoux…

Ce malicieux La Ventière, qui avait regagné Paris directement depuis Grignan appelé par ses affaires diplomatiques,  et son délicieux ami Dewenrel avaient rassemblé mes amis les plus proches dans le plus grand des secrets pour que la surprise me fût entière. Les comtesses Odile et Nicole de Colombes, Patrick d’Epernay, le prince Bounkiet et Yan Tranströmer de La Bazouge, un prince du royaume de Suède installé en Basse-Bretagne, le comte Christophe de Saint-Denis,  le marquis Bernard de Nantes et Christophe de Bourbon, les fidèles, les jeunes et délicieuses Laura de Bretteville et Julie de Bonnes Aires dont le charme lumineux éclaira le salon de mes hôtes. Toute cette assistance rassemblée me ravit le cœur et après les embrassades, nous entamâmes un long concert au cours duquel chacun put conter ce qu’il avait à conter… En quelques heures je savais quels événements avaient marqué Paris en mon absence. Je pouvais sentir quel air le temps prenait.

Mais, dans le même mouvement, tous les paysages que j’avais contemplés de Paris à Varsovie, de Cracovie à Venise, de Turin à Grignan, tous les visages que j’avais croisés, rôdaient devant mes yeux. Le voyage nous change. Il nous change à proportion de sa longueur.  Je vous dirai pourtant qu’il me semble indispensable au bien-être de notre âme. J’écoute celles et ceux qui craignent de quitter leur foyer. Ils ne savent cependant pas de quels bienfaits ils se privent. Et qu’ils ne mettent pas en avant des questions de temps ou d’argent pour justifier leur immobilité. Songez à ces pèlerins de Compostelle. Croyez-vous qu’ils ont un Louis en poche. Et néanmoins ils vont par les chemins et ouvrent leurs yeux et leur cervelle au monde nouveau qu’ils découvrent. N’ayons pas peur. Ouvrons les yeux.

Cette songerie ne m’empêcha point de savourer la douceur de ces retrouvailles, douceur qui n’est pas l’un des moindres plaisirs du voyage.

Nous quittâmes l’hôtel d’Issoire alors que la nuit enveloppait la ville. La courageuse jument  Nyctalope nous conduisit rapidement dans le Marais où je fus fort aise de retrouver ma chambre et de sombrer sans hésitation dans les bras de Morphée.

Je vous embrasse comme je vous aime de tout mon cœur.   

16:25 Écrit par Jean Julien dans Lettres de la marquise de Sévigné | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : paris, voyages, retour |

01/11/2011

La marquise à Grignan

 

Grignan, le 25 mars 1681

 

 Ma toute bonne,

Je ne devrais plus vous écrire puisque nos cœurs sont enfin rassemblés depuis quelques jours. Seule une contrainte insurmontable me conduit à prendre la plume.

Mon voyage polonais a pris fin à Grignan, votre demeure en Provence depuis quelques années, depuis votre mariage avec le comte de Grignan, mariage qui m’a coûté bien du chagrin. Non pas que votre époux me déplaise. Bien au contraire. Mais le château de Grignan se trouve à plus de deux cents lieues* de Paris et je fus fort aise lorsque La Ventière m’apprit à notre départ de Venise que, pour gagner le royaume de France, nous passerions par le col du Montgenèvre dans le massif des Alpes. Empruntant ainsi l’antique via Domitia des Romains et sans doute le chemin emprunté par Hannibal pour franchir ces montagnes avec ses éléphants…

Trêve de pédanterie historique, de notre périple de Venise aux Alpes je dirai peu de choses tant il fut rapide. Je citerai cependant nos haltes à Padoue, Ferrare et Mantoue. A Turin nous fûmes délicieusement reçus par le duc de Savoie. Mais la hâte que j’éprouvais d’enfin vous serrer dans mes bras faisait que mon esprit était ailleurs et que toutes ces réceptions me lassaient. Vous me connaissez et vous savez mon goût pour le calme et la tranquillité. Ce qui ne fut pas le cas depuis des semaines, brinquebalée que je fus depuis Paris jusqu’à Varsovie et de là vers Venise. A voyager trop longtemps, ne risque-t-on pas de perdre son âme ? Notre cerveau n’est-il point incommodé par tout ce qu’il voit et tout ce qu’il entend. Ne peut-il pas finir par déborder comme une jarre trop remplie ? Heureusement Dieu nous a dotés d’une cervelle suffisamment faible pour qu’elle oublie les deux tiers de ce qu’elle  perçoit… Et bien malheureux doivent être ceux qui ne peuvent point oublier ! Quel fatras horrible doit encombrer leurs méninges !

De Turin nous escaladâmes le fameux col de Montgenèvre avec notre brave jument Nyctalope en tête d’équipage, non pas qu’il fit nuit mais parce qu’elle a le sabot très sûr par les chemins escarpés. Nous laissâmes derrière nous Briançon, Gap et Sisteron. Mais j’insistai auprès de La Ventière pour que nous fassions une halte au monastère de Ganagobie. Jean de la Ventière n’eut point à le regretter car les moines nous firent un accueil charmant de dévotion. De ce lieu austère, le regard embrasse un horizon immense jusqu’aux hauteurs enneigées des Alpes. Le lendemain nous filâmes vers Apt et remontâmes vers le nord avant que je n’aperçoive enfin votre domaine. Mon cœur se mit à bondir.

Est-ce l’excès d’émotion ? Sont-ce les fatigues de ce long périple qui prenait fin ? Quoi qu’il en soit, je me retrouvai soudain sans voix. Impossible d’émettre un son. Je me crus ensorcelée. Moi qui avais tant à vous conter, je ne pouvais vous adresser un seul mot. Il ne me restait qu’à vous écrire. J’espère que tout le miel que vous me faites avaler produira de l’effet sur mes cordes vocales. Et puis, il me reste ma plume et surtout le plaisir de vous voir et de vous entendre et de vous serrer contre mon cœur. Nul doute que ce remède sera le meilleur. Et si mon corps demeure trop meurtri par tous les cahots qu’il a subis, le comte de Grignan m’a promis de me conduire à Balaruc près de l’étang de Thau. Il tient pour assuré que les eaux qui sourdent dans ce petit village ont le pouvoir de guérir les perclus et les endoloris. Nous verrons bien. La perspective de reprendre la route ne m’enchante guère. Mais si la guérison est à ce prix…

Je ne vous embrasse point puisque votre joue est contre la mienne... 

 

*Environ 4 kms

 

01/10/2011

La marquise à Venise, "ancora..."

 

Venise, le 28 février 1681

 

Ma toute bonne,

Décidément, l’air de cette ville me réussit. Jusqu’à un certain point, car n’oubliez pas que nous sommes sur des îles au milieu de la mer et l’humidité qui règne ici en reine me cause quelques douleurs aux articulations. Certains matins mes pauvres genoux sont aussi rouillés que les poulies d’un vieux gréement. Je fais contre mauvaise fortune bonne grâce et me dis que ces maux ne sont point mortels. Bien des habitants de Venise meurent de maladies mystérieuses importées des pays lointains où ses bateaux vont commercer.  La vie et la mort se côtoient ici  avec une proximité saisissante. Le plaisir et la vertu également.

Ce cher la Ventière m’a entrainée dans un quartier où, ma toute bonne, je me serais crue aux portes de l’enfer. Figurez-vous des femmes par centaines, qui penchées aux fenêtres de leur maison, qui penchées sur un pont dont le nom à lui seul résume l’activité de ce quartier de perdition, le « ponte delle Tette »… Je ne vous traduirai point ce mot italien mais vous devinerez que ces créatures exhibent avec malice ce qu’elles devraient cacher avec le plus grand soin. Elles escomptent attirer les hommes qui de toutes conditions viennent ici rôder à la recherche du plaisir. Je ne suis pas prude. Moi aussi j’ai su attirer les représentants du sexe fort. Je sais d’expérience que nos attributs, certes dissimulés comme le veut la décence mais aussi légèrement dévoilés, constituent quand ils sont fermes un appât auquel la gent masculine est fort sensible. Mais dans ce quartier, les pauvres filles se dépoitraillent et se parent de coiffures extravagantes d’un rouge démoniaque pour attirer le chaland.

Il est vrai que cette ville regorge de voyageurs, de marins et de marchands qui encore célibataires ou loin de leurs épouses sont malgré tout soumis aux lois de la nature et qui, après de longs voyages sur la mer… Je m’arrête car je m’égare encore une fois. Vous sentez bien mon trouble devant ce commerce dont j’avais eu vent à Paris. Sa franche exposition dans ce quartier de San Polo, les cris des racoleuses, leurs mots doux envoyés aux passants, me font voir d’un autre œil les femmes qui pratiquent ce négoce. Ne dit-on pas ici que l’une d’elles était si célèbre au siècle passé que sa maison bruissait des pas des célébrités de la ville et que lors de la visite de notre bon roi Henri III, Veronica Franco, c’était son nom, fut portée nue dans un plat jusqu’à notre souverain lors d’un banquet mémorable, en juillet 1574 si ma mémoire est bonne… On sait que notre Henri le troisième n’était guère attiré par le beau sexe et préférait la compagnie des gentilshommes. On dit aussi qu’il ne s’ennuya point à Venise et qu’il regagnait le palais Foscari à l’aube bien fatigué… Je m’égare à nouveau.

Toutes ces femmes ne tirent pas leur épingle de ce jeu. Certaines sont plus habiles que d’autres. J’eus ainsi le loisir d’observer une pauvresse qui avait beau s’exhiber sous toutes les coutures dans une robe rouge, rien n’y faisait. Personne ne la regardait, on l’aurait dite transparente. L'attitude grotesque de cette « vecchia carampana » (je ne traduirai point)faisait fuir les passants. Venise, vous le comprenez, est comme beaucoup de ports un concentré d’humanité. Et pour vous réconcilier avec cette dernière sachez que Veronica Franco (celle que l’on promena sur un plat pour amuser Henri III) fonda une maison du secours. Elle aida celles qui exercent les métiers du plaisir, si j'ose ainsi m’exprimer, à rejoindre les chemins de la vertu par une éducation stricte et à trouver les voies du mariage au terme d’une retraite édifiante.

Avant que je ne l’oublie, sachez que j’ai reçu des nouvelles de mes amis de Paris. Le comte de Rambuteau a enfin aménagé dans son nouvel hôtel particulier avec le prince Frylvera de Cotonou. Il paraît que tout dans cet hôtel n’est que beauté. Le comte et le prince ayant décidé de monter une ménagerie, ils s’entourent d’animaux. Des chiens notamment, longs et bas, et ils me demandent si Nyctalope peut rejoindre leur écurie. Je leur en ferai la surprise.

La Ventière commence à me préparer à l’idée qu’il va falloir quitter ce paradis. Je ne sais si je suis atteinte de procrastination  mais je penserai demain à ce nouveau périple qui me conduira vers vous, ma toute bonne, que je pourrai enfin serrer contre mon cœur.

Je vous embrasse comme je vous aime. Je file à un bal masqué.

 

 

16:02 Écrit par Jean Julien dans Lettres de la marquise de Sévigné | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : venise, sevigne, plaisir |

28/08/2011

La marquise à Venise

Venise, le 20 février 1681

 

Ma toute bonne,

 

J’ose espérer que, tout contre votre cœur, vous avez la lettre que je vous ai adressée depuis Cracovie. Je me sens si loin de vous, ma bien aimée. Tant de lieues nous séparent. Je ne puis m’interdire de penser que peut-être nous ne nous reverrons jamais… Et si c’était la dernière fois que je vous écrivais ? Et si c’était la dernière fois que ma main droite tenait cette plume ? Et si c’était la dernière fois que mes doigts faisaient courir ces mots qui sous vos yeux deviendront le théâtre d’ombre de ce monde ?

Mes pensées ne devraient pas être aussi sombres alors que j’entame cette première missive à Venise où nous parvînmes, enfin, hier après une traversée des Alpes pendant laquelle j’ai cru mille fois mourir. La récompense est là. Comme le paradis après le purgatoire. Certes Jean de la Ventière et moi-même ne fûmes pas reçus « con quella grandezza, pompa en magnificienza che si poteva maggiore »*, réservées par la Sérénissime à notre bon roi Henri III de Valois lors de son inoubliable séjour ici en juillet 1574. Roi de Pologne depuis quelques mois, il rentrait en France pour succéder à son frère Charles IX.

Notre modeste qualité nous a cependant autorisés à être, comme le roi, logés au palais Foscari dont les vastes baies vitrées ouvrent sur le Grand canal de Venise. Ah ! Ma toute bonne ! Quel spectacle après les neiges de Pologne et d’Autriche ! Oubliées les froidures des mauvaises routes de Bavière et du Tyrol ! Oubliés les appartements glacés de Vienne ! Et je préfère ne pas vous narrer ce col affreux qu’il nous fallut escalader avant d’atteindre le Frioul en territoire vénitien. Il me faut beaucoup d’affection pour jean de la Ventière pour l’accompagner dans un tel périple. Et je pense sa mission d’une grande importance pour qu’il ose affronter l’hiver alpin sans barguigner.

Mais la bonne fortune nous accompagne. Savez-vous ma toute bonne que nous avons bénéficié d’un attelage dont l’un des chevaux était nyctalope ? Sans doute n’avez-vous jamais entendu cet adjectif. C’est la Ventière qui baptisa ainsi une jument qui avait le grand talent d’y voir très bien la nuit. Même sans lune. Elle nous fut d’un grand secours et nous refusâmes de l’échanger contre une autre monture dans les relais de poste, préférant lui octroyer un repos bien mérité et en profiter pour nous réchauffer au coin d’un feu avec un bon bol de soupe brûlante. En cette saison où les jours sont courts et où les montagnes dressent leurs ombres sinistres au creux des vallées, bien des heures après le lever du soleil, Nyctalope, car nous finîmes par la baptiser ainsi notre bonne jument, Nyctalope guidait avec assurance l’attelage des six chevaux, tous aguerris aux traîtrises des Alpes. C’est ainsi que, soutenus par Dieu et conduits par nos braves chevaux, nous pûmes sains et saufs rallier la lagune de Venise après avoir traversé en bateau  le bras de mer qui la sépare du continent.

Rien n’est comparable à cette ville. Imaginez, ma douce âme, nos rues pavées transformées en canaux de toutes tailles : certains comme le Grand canal sont aussi larges que nos plus belles avenues, peuplés de bateaux de toutes sortes, de gondoles rivalisant d’élégance, traversés par les cris des gondoliers et des marins. D’autres sont aussi étroits que nos ruelles et forment un dédale que seuls les Vénitiens savent démêler. Avec la Ventière nous prenons un malin plaisir à nous égarer dans les « calli », ces petites rues qui parfois débouchent sur un cul de sac. Une île, une île divisée en des milliers d’îles toutes reliées entre elles par des réseaux marins et des passages secrets. Un rêve de ville posé sur la mer. Le basilique Saint-Marc est aussi mystérieuse qu’un temple du Levant. Tout ici rappelle le commerce avec les Turcs. Une ville posée sur la mer et décorée de ses conquêtes.

Je m’égare. Une fois de plus je me laisse emporter par la beauté des lieux qui m’accueillent. Je ne pourrai pas aller plus loin cet après-midi car la Ventière sera bientôt reçu au palais des Doges, place Saint-Marc et le gondolier du palais Foscari vient de nous héler.

Je vous laisse. La belle lumière de l’Adriatique réchauffe mon cœur et mes vieux os que les cahots des chemins alpins n’ont point épargnés. Un peu de soleil leur apportera du baume. Je vous promets une nouvelle lettre dans quelques jours. Cette ville m’inspire : sans doute est-ce la douce atmosphère qui règne ici qui délie ma plume.

Je vous embrasse comme je vous aime, de tout mon cœur.   

 

*Traduction de l’italien : « avec toute la grandeur, la pompe et la magnificence imaginables». Le sénat vénitien a décidé de passer outre toutes les restrictions budgétaires (déjà à l’époque…) pour cette visite royale. (Note de l’auteur)

 

22/07/2011

Lettre de la marquise de Sévigné. De Varsovie à Cracovie.

 

15 janvier 1681

 

 

 

Ma toute bonne,

 

C’est par un froid glacial que nous entreprîmes notre périple de Varsovie à Cracovie, première étape de ce voyage de notre retour au royaume de France qui devait nous conduire à Venise, trajet que parcourut notre bon roi Henri III voici un siècle lorsqu’il quitta son royaume de Pologne pour rejoindre Paris. Cette route qui n’est pas directe, loin s’en faut, offre l’avantage d’une traversée aisée des Alpes et permet de rallier rapidement un climat plus doux que celui qui règne en hiver dans les grandes plaines du nord de l’Europe.

          Ah ma toute bonne, que j’ai eu froid ! Quand notre attelage quitta le château du prince Jarocin, les fers de nos chevaux crissaient sur la glace mêlée de neige et les roues de notre carrosse stridulaient. La Ventière m’expliqua que lorsqu’il fait très froid en ces contrées septentrionales la neige devient si dure qu’elle crisse quand on la foule. Heureusement que le prince Jarocin, toujours aussi généreux, nous avait offert de superbes manteaux : fourrure de loup pour Jean de la Ventière et de marte, d’hermine et de menu-vair pour moi. Avec pour nous deux, de superbes chapkas du même poil. Nous étions superbes et sous cet accoutrement je me trouvai soudain rajeunie. L’air froid et très sec de l’hiver polonais fouette le sang et les nerfs. La belle lumière que provoque la réverbération du soleil sur les immensités de neige stimule l’esprit.

                  Nous quittâmes enfin  la plaine monotone qui entoure Varsovie et qui donne le sentiment de se déplacer au milieu de nulle part et nous abordâmes les collines qui annoncent l’arrivée à Cracovie. La première capitale de la Pologne est magnifique. Nous logeâmes sur la Grand-Place du rynek glowny, le grand marché. Et oui, ma toute bonne, je connais quelques mots de polonais désormais.  Soyons modeste, cette langue est bien difficile à apprendre surtout pour une cervelle vieillissante comme la mienne. Les mots me rentrent par une oreille et ressortent par l’autre. Mais elle est si belle à écouter. La mélodie des phrases et la délicatesse des sons font un bruissement très doux aux oreilles qui savent écouter et je rêvais que le prince Jarocin me parlât à l’oreille, ce bel homme jeune et vigoureux… Mais je m’égare… La langue polonaise doit être douce susurrée à l’oreille des amoureux ! Me voilà retournée en mon jeune temps quand des gentilshommes vigoureux m’entouraient de leurs ardeurs sur la place des Vosges, à Paris. Ah, j’en frissonne !

                 Sur le rynek, nous visitâmes la basilique Sainte-Marie et la sukiennice ou halle aux draps si pittoresque. Nous fîmes un pèlerinage au Wawell, la colline royale où dorment pour l’éternité les rois de Pologne en la cathédrale Saint-Stanislas-et-Venceslas. Je fus surprise de découvrir à l’entrée de ce lieu de culte d’étranges objets suspendus au-dessus du portail.  En nous approchant avec la Ventière, nous réalisâmes qu’il s’agissait d’os, oui, des os énormes et attachés aux parois par de lourdes chaînes métalliques. La Ventière, dont vous connaissez la curiosité à pau près égale à la mienne, c’est peu dire, demanda à un prêtre qui passait par là de quoi il s’agissait.

 

-         Ce sont des os de mammouths, expliqua le religieux homme, des os placés là pour protéger la cathédrale des puissances du mal. S’ils venaient à tomber, Cracovie serait détruite. Selon la légende, bien sûr. Mais la sainte-église catholique sait composer avec ces superstitions. Tout particulièrement en ce royaume de Pologne où la croyance en Dieu s’exprime très souvent par une piété quelque peu excessive. Vous le savez, notre royaume se trouve aux marches de l’Europe et vers l’est vivent des peuples barbares qui depuis toujours menacent nos ouailles. Les Tatars ont laissé ici un souvenir épouvantable. Si vous en avez le loisir, rendez-vous en l’église de Sandormierz sur les bords de la Vistule et vous y contemplerez des fresques édifiantes montrant les ravages commis par ces hordes sauvages venues d’Asie centrale : viols, assassinats, incendies, seront sous vos yeux effarés.

 

-          Merci mon père, répondit la Ventière. Le royaume de France est depuis des siècles l’ami du vôtre. Notre roi vous sait aux postes avancées de la chrétienté catholique. Il vous sait menacés pat les orthodoxes de Russie et les musulmans de l’empire ottoman.  Nous serons toujours à vos côtés.

 

               Sur ces bonnes paroles, et après quelques signes de croix, le prêtre s’éloigna et nous poursuivîmes notre visite. La Ventière rencontra quelques diplomates autrichiens dans le palais du Wawell. Ma foi, ils avaient l’air  de se sentir comme chez eux dans cette ville. Je ne suis pas stratège, mais je ne serais pas étonnée qu’un jour cette convoitise de l’Autriche ne se concrétise pas par une annexion…

             Après toute cette déambulation, nous revînmes sur le rynek et nous soupâmes d’une bonne zupa appelée zurek (dite jourek ma toute bonne, si vous voulez faire la Polonaise). Cette soupe à base de farine fermentée est  servie avec un œuf dur dans un pain creusé. Et nous terminâmes par des pâtisseries, un jablecznik  pour la Ventière, un feuilleté aux pommes délicieusement parfumé à la cannelle, folie de l’Europe centrale, et pour mon tendre estomac un sernik au fromage blanc. Le tout arrosé d’une compote, macération de fruits dans de l’eau, un peu fade à vrai dire, mais qui fait les délices  des Polonais.

               Quand je gagnai ma chambre, chauffée par un poêle énorme couvert de faïences,  j’étais bien lasse. Toutes ces lieues parcourues en carrosse me brisent les os. Mais je fais comme si j’avais 20 ans pour honorer la compagnie de la Ventière, si précieuse. Il me racontait au souper combien certains de ses contemporains l’étonnent. Si tournés vers eux-mêmes, si occupés par leur personne, qu’il lui semble qu’ils ont les yeux tournés vers leur for intérieur et non point vers le monde pourtant si magnifique à contempler. Pour divertir la Ventière, toujours prompt à l’observation critique des humains, je lui dis que nous pourrions recommander à notre ami Jean de La Fontaine d’écrire une fable à ce sujet. Nous lui proposerions ce titre : L’autruche, l’autruchon et l’araignée. Drôle d’attelage, me direz-vous ma toute bonne. Mais ouvrez les yeux et vous verrez autour de vous mille de ces combinaisons improbables. L’autruche et son fils l’autruchon, la tête enfoncée dans le sable car ils ne veulent rien voir, rien. Et l’araignée qui en profite pour tisser ses fils autour de ces deux âmes en perdition et les maintenir dans sa toile mortelle. Et grâce à ces âmes comme mortes attirer les mouches dont elle se nourrit. Voilà ce qui arrive « aux-yeux-en-dedans » dirait la morale. Le pire est que bien souvent ils courent à leur perte avec une envie qui ne manque pas de surprendre.

 

Ma chandelle se meurt. Les cloches de Sainte-Marie carillonnent à merveille et me poussent au sommeil. Mes songes seront peuplés de votre sourire, soyez-en certaine. Ma prochaine lettre vous parviendra de Venise, si Dieu veut bien nous y conduire à bon port.

 

Je vous embrasse comme je vous aime.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

01/01/2010

En Pologne (suite), il neige

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Varsovie le 16 décembre 1680


Ma toute bonne,

Lors du long voyage qui nous conduisit de Paris à Varsovie, Jean de la Ventière et ma modeste personne, je pris le temps de relire un de mes auteurs favoris. Non point Jean Racine ou Molière dont je connaîtrai bientôt par coeur les pièces de théâtre tant je les ai lues et vues et entendues à la Comédie française.

Cela va sans doute vous étonner mais ce sont les lettres de Sainte-Thérèse d'Avila qui m'ont à nouveau captivée. Dans ma prime jeunesse j'eus l'occasion de les lire lorsque je fus en pension chez les soeurs des Carmes à Rennes. Comme vous le savez ma chère enfant, cette noble Espagnole du siècle dernier avait mis toute son énergie au service de notre Seigneur. Toute sa vie, elle lutta avec détermination contre la futilité des soeurs engagées dans les ordres et se battit pour les ramener à une vie spirituelle digne de Dieu. Ce combat qui la conduisit au bord de la folie, elle le mena avec un humour et un recul rares chez une femme de ce temps-là.
Ce qui sans doute la sauva de la démence. Soyez rassurée ma toute bonne et ne pensez point qu'à mon tour je deviens mystique. Comme disait Christian de Kerangal, comte de Perros-Guirec, mon frère de coeur : « Ma chère marquise, vous avez les deux pieds dans la boue, comme nos manants, vous ne risquez pas de quitter la terre à laquelle vous êtes attachée ! » Ce Kerangal avait une langue bien acérée mais il connaissait mon âme comme le parc de son château, aucune allée ne lui était inconnue.

Mais à nouveau je m'égare. L'air de la Pologne est si sec en cette saison que mon cerveau tourne encore plus rapidement qu'aux Burons.

Ecoutez ce que j'ai noté pour vous. Sainte-Thérèse s'était blessée à la jambe. Elle dit à Jésus : « Seigneur, après tant d'ennuis, il faut encore que celui-là m'arrive! » Jésus répondit : « Thérèse, c'est ainsi que je traite mes amis. » Savez-vous ce que Thérèse répondit à Jésus : « Pas étonnant que vous en ayez si peu ! » Admirable !

Quand je lus cet échange à la Ventière, il en rit aux larmes. Notre calme retrouvé, nous eûmes un long échange sur la perfection vers laquelle tendent les saints et sur les dangers qu'il y a pour nous autres, communs des mortels, à tenter d'emprunter leurs traces. Ce que peuvent les grands mystiques, dotés d'une force d'âme hors du commun, ne nous est pas accessible. Il n'est pas souhaitable de s'engager dans une voie trop exigeante. Ni pour le corps, ni pour l'esprit. Cette exigeance peut créer une tension insupportable pour notre organisme et pour notre cerveau. Notre âme pâtirait gravement de cette tension excessive. « Regardez, me disait la Ventière, ces femmes et ces hommes qui s'engagent dans des défis permanents, sans s'assurer au préalable d'être dotés des moyens de les affronter. Regardez comme ils souffrent de la peur de l'echec qui peut à tout moment les fracasser. Regardez ces femmes (ou ces bélâtres) qui ne veulent pas accepter leur âge et souffrent le martyr dans des corsets trop serrés pour conserver leur minceur. Qui se ruinent en onguents pour masquer leurs rides. Regardez ces femmes et ces hommes qui s'engagent dans des responsabilités qui les dépassent et dans des carrières pour lesquelles ils n'ont jamais eu les capacités. Ils ne sont pas en paix avec eux-mêmes et ne le seront jamais. Ils souffrent. Et cette souffrance morale engendre bien souvent des maux du corps qui peuvent devenir mortels ! »

La Ventière avait lu notre cher Montaigne et je reconnaissais la tempérance du bon Aquitain. J'avoue que moi aussi je suis sensible à ce sens de l'équilibre qui fait tant défaut à nos contemporains, tout entichés de l'excès qu'ils sont. Malheureusement l'exemple vient de haut, de notre roi si je puis le nommer. Vous savez, ma toute bonne, que les hommes comme les moutons aiment à copier un modèle, surtout lorsqu'il a le pouvoir. La Ventière a vécu plusieurs années dans l'Empire Ottoman et plus précisément à Tunis où il représentait notre roi auprès du Bey. Il me confia alors tout le désastre sur les sujets de ce petit royaume des frasques du Bey, Ben Alef, et de sa première épouse, la Trabelmoi. Ce sera l'objet d'une nouvelle missive car je me suis déjà trop écartée de cette chère Pologne si accueillante pour tous les indésirables de notre Europe et qui accueille tous les juifs et tous les protestants chassés des royaumes où ils ont été déclarés personna non grata.

A vrai dire, je ne vis pas beaucoup la Ventière au cours de notre séjour varsovien. Il était mandé là par le roi qui lui avait confié une mission secrète de première importance. La Ventière et Jarocin tenaient de longs conciliabules dans un petit salons du palais. J'entendais leurs voix de loin comme une rumeur. Jarocin, comme tous les nobles d'Europe, parle un français remarquable. Il fut élevé par une fille de Mesquer, près de Guérande en Bretagne, que Madame Jarocin-mère fit venir tout exprès à Cracovie pour familiariser dès son plus jeune âge le jeune prince avec notre si belle langue. Je rencontrai cette fille de Mesquer, qui porte désormais sa cinquantaine avec superbe. Nous échangeâmes longuement des nouvelles de notre Bretagne qu'elle n'avait pas revue depuis près de 30 ans...

Je crus comprendre, au détour d'un échange à table entre les deux comparses, que Jarocin n'était pas satisfait du système électif qui régissait la vie politique du royaume de Pologne. Ici le roi n'est pas le fils ou le petit-fils de son père. Ce serait trop simple. Nos amis polonais ont inventé la monarchie élective. Quand le roi meurt, tous les nobles du royaume se rassemblent, les petits nobliaux comme les grands. Vous imaginez alors tous les pièges que les grands puissances voisines peuvent tendre à ce pays riche qu'ils convoitent pour son blé : les Allemands, les Suédois, les Russes si terribles et sanguinaires, les Autrichiens qui se pensent déjà chez eux à Cravovie (« cracouv » dirait ce cher prince) ou à Breislau. N'oubliez pas ma tout bonne que nous eûmes un Français sur le trône de Pologne en la personne d'Henri III. Oh ! Il comprit vite sa douleur. Après neuf mois sur place, à Cracovie, il ne résista point aus rigueurs de l'hiver et prit ces cliques et ses claques pour rentrer fissa à Paris. Ses mignons devaient lui manquer. La rusticité des garçons de ferme et des jeunes bouchers polonais, attirés par l'élégance de ce Valois, ne devait point lui convenir. Ils étaient de trop basse venue pour exciter son désir.

Il neige ma toute bonne. Nous sommes en décembre et cet après-midi le ciel est soudain devenu d'un vert mystérieux vers le couchant. Le prince Jarocin nous dit que le mélange de la nuit approchant par l'est et des nuages chargés de neige poussés par de fortes bourasques d'ouest était à l'origine de cette fantasmagorie. La Ventière raconta qu'en Tunisie il avait observé un phénomème semblable à l'approche d'une tempête d'hiver comme seule la Méditerranée sait en produire.

Les oeuvres de Dieu sont admirables. Et nous devons le remercier de toutes ces merveilles. Je suis bien lasse et vais prendre mon repos nocturne. Les flocons de neige dansent devant ma fenêtre (ici point de volets comme en Bretagne bien qu'il y fasse bien plus froid), pas un ne ressemble à l'autre, pas davantage que ces hommes et ces femmes que j'aime tant scruter.

Je vous embrasse comme je vous aime, de tout mon coeur.


17:29 Écrit par Jean Julien dans Lettres de la marquise de Sévigné | Lien permanent | Commentaires (1) |

En Pologne, chez le prince Andrzej

Varsovie le 12 décembre 1680

Ma toute bonne,

Ma vie avance en âge. Et je m'étonne de désormais considérer ma propre fin avec sérénité. Ne vous méprenez point. L'idée de vous quitter vous et vos enfants m'est une déchirure. Mais la pensée de laisser ce monde trop plein de chaos, celle de retrouver tous ceux que j'aime tant et qui déjà nous ont quittés et celle de continuer à veiller sur vous de là où je serai, toutes ces pensées m'apaisent et m'incitent à envisager l'âme tranquille cette issue inexorable. Je suis en paix avec moi-même et en paix avec ceux qui m'entourent.

Ces idées, qui n'ont rien de triste, me sont venues lors du très long périple que nous avons entrepris Jean de la Ventière et moi-même de Paris à Varsovie. Au service du roi, la Ventière était muni d'un sauf-conduit qui nous permit de franchir sans encombre les innombrables frontières du pays allemand où les royaumes seront bientôt aussi nombreux que les puces sur un chien. Par des routes trop souvent défoncées, dormant dans des auberges sales et infestées de cancrelats et de rats, nous rejoignîmes le port de Hambourg pour nous embarquer jusqu'à Dantzig. Les voies vers la Pologne étaient trop boueuses pour être praticables en cette saison automnale.

C'était ma première traversée maritime et j'ai cru ma dernière heure arrivée. Sitôt quitté le port de Hambourg, nous dûmes affronter des vagues terribles soulevées par un vent d'Est démoniaque de force et de froid. Le vaisseau se soulevait, retombait lourdement sur les flots, roulait tant et si bien que mon estomac déjà affaibli se vida comme une outre crevée. J'arrête là le récit de ces horreurs maritimes. Je préfère oublier ces quatre jours de navigation même si le temps fut plus clément sur la mer baltique qui ressemble davantage à un grand lac qu'à une mer.

Partis de Paris deux semaines plus tôt, nous débarquâmes à Dantzig le 8 décembre. C'est une belle et prospère ville hanséatique, tout comme Konigsberg située plus à l'est. On y entend parler allemand et polonais. Toute la ville est construite en briques. Les maisons sont hautes et étroites comme à Amsterdam où réside la nièce de la Ventière, Anne de la Ventière, comtesse de Jansen-Sarlan, que nous visitâmes il ya quelques mois. De vastes entrepôts bordent les quais, ils sont munis d'ingénieux systèmes destinés à hisser les marchandises, mus par d'énormes roues que font tourner de pauvres bougres enfermés là-dedans comme des écureuils dans une cage.

Malgré la charmante hospitalité qui y règne, nous quittâmes rapidement Dantzig pour Varsovie où nous accueillit le prince Andzrej de Jarocin (il faut, ma toute bonne, prononcer « yarotchine » à la polonaise, sinon vous vexeriez le prince). Je passe sur le voyage car il ne fut pas plus confortable qu'en pays allemand. Nous traversâmes cependant la Mazurie ou Poméranie occidentale, selon que vous parlez polonais ou allemand, et j'eusse aimé, ma toute bonne, contempler avec vous la houle des collines et des lacs qui viennent ici battre l'horizon de profondes forêts.

Jarocin vient d'emménager dans son tout nouveau palais de Varsovie. Le roi de Pologne a décidé de déplacer sa cour et sa capitale dans cette ville, délaissant Cracovie où ses ancêtres étaient installés depuis des siècles. Le roi polonais admire beaucoup notre bon roi de France, il a donc décidé comme notre Louis de créer son Versailles, à Varsovie sur les bords de la Vistule. La cour ne fut point enchantée de cet exil car Varsovie se sonstruit au milieu de nulle part, loin de la mer, loin de l'Autriche, loin de l'Allemagne, isolée dans des plaines sans fin.

Le palais du prince Andzrej est situé sur une hauteur qui domine la Vistule. Il est entouré d'un vaste parc nouvellement planté qui descend jusqu'au fleuve. Andzrej est le ministre des affaires extérieures du royaume de Pologne et a construit cet édifice à la mode française avec élégance,symétrie et sobriété.

Le prince de Jarocin est plus jeune que la Ventière. Ils ont fait connaissance lorsque ce dernier représentait notre roi à Varsovie. Le jeune Andzrej était alors un grand adepte des fêtes de nuit qui animent cette jeune capitale quelque peu morne. Il abusait parfois de la vodka, l'alcool local, et entraîna ce pauvre Ventière dans des soirées aussi animées qu'arrosées. Andzrej s'est assagi et sa finesse d'esprit, qui avait séduit la Ventière, s'est renforcée avec l'expérience acquise. Doté d'un humour sarcastique, sachant établir avec les humains et les événements la distance indispensable à leur bon entendement, cet Andzrej avait toutes les dispositions pour s'entendre avec Jean qui présente de semblables dispositions d'âme et de cervelle. Leur amour commun de la musique et de la peinture finit de sceller leur amitié.

Notre arrivée et les retrouvailles entre les deux amis furent l'occasion d'une grande fête donnée de nuit dans les nombreux salons du palais princier.

Je regrettai que le Marquis Bernard de la Ventière ne fut point de la partie. Il n'aime plus guère quitter son château de Verneuil où il tient compagnie à la Marquise Julienne qui se plaît, malgré son âge avancé, à trottiner sans relâche comme une petite souris dans les salons et les nombreux corridors. Voici quelques années, quand leur fils résidait à Varsovie, les Ventière père avaient fait par deux fois le déplacement depuis leur Mayenne. Et ils en furent fort aises. Mais l'âge venant, les voyages ne sont plus de leur goût.

Mais je m'égare selon ma mauvaise habitude. Les idées et les mots qui les portent viennent si vite à mon esprit que mon récit ressemble parfois à une sinueuse route de montagne... Je reviens donc à Varsovie et à mon cher Bernard de la Ventière qui aurait admiré ces belles jeunes femmes polonaises si fines et si élégantes, pour le plaisir des yeux comme il aime à le dire. Elles dansent mazurkas et polkas aux bras de leurs lourdauds de cavaliers aussi empotés qu'elles sont déliées. C'est ainsi en Pologne, les femmes l'emportent sur les hommes par leur ascendant et leur énergie. Heureusement que quelques exceptions viennent contredire cette règle. Le prince Andzrej le démontre brillamment. Car il a belle allure ce prince polonais, la taille élancée, le visage bien fait, animé par de beaux yeux bleus, la tignasse aussi blonde que les blés mûrs de mes champs bretons.

Au cours de la soirée, la Ventière s'enquit auprès de Jarocin de la santé du baronnet Michael («mirawe») de Grochala («grorala») qu'il avait connu lors de son séjour à l'ambassade. Ce Grochala était aussi intelligent que prétentieux et compensait la faiblesse de son nom par une arrogance pénible. Jean de la Ventière avait appris d'une amie polonaise que ce nom qu'il disait venir d'une vieille famille protestante exilée en Pologne (« Les Groschats » disait le baronnet) signifiait « haricots » en polonais... Elevé par sa mère abandonnée par son navigateur de mari, il était possessif et jaloux. Mais brilant juriste, Grochala était doué pour les affaires. Jarocin confia à Jean qu'il ne le voyait plus à la cour. Le baronnet avait peut-être quitté la capitale pour un royaume allemand où il pourrait faire fructifier sa fortune naissante. L'argent constituait en effet le principal moteur de l'existence de Grochala.

A ce moment de la soirée, le nonce apostolique fit son entrée, majestueuse, il va sans dire. Ces princes de l'église ont perdu toute l'humilité qui habitait notre seigneur et sont plus amoureux du pouvoir temporel que du Christ. Je me prends parfois à lorgner vers ces protestants qui reviennent aux fondements de notre belle religion chrétienne toute pleine d'amour du prochain et du sens du pardon. Mais je m'égare encore une fois et dangeureusement car notre roi n'aime point les parpaillots.

Notre nonce était bien loin de toutes ces préoccupations, déjà quelque peu éméché par un passage chez Anna (« agna ») Kalinska, marquise de Niekgpogolski, qui recevait elle aussi. Le nonce vint nous saluer et s'enquit de notre voyage et de notre installation. Il savait Jarocin peu tourné vers la religion catholique qui se mêle de tout dans ce pays. Il fut aimable avec lui, sans plus. Le nonce nous dit avoir reçu des nouvelles fraîches de Rome où la Lefeuvre et le cardinal Grenellini étaient arrivés et menaient grand train dans le palais Farnèse où ils avaient pris leurs quartiers.

A tel point que le saint prélat dut demander à Grenellini de se faire plus discret. Piquée, la Lefeuvre, dont vous connaissez, ma toute belle, la faiblesse d'esprit, fit alors remarquer à son amant que ce n'est pas parce qu'un homme porte la robe, fusse-t-il pape, qu'il peut se permettre d'empêcher deux pigeons de s'aimer d'amour tendre.

Le nonce éclata d'un rire inextinguible en nous rapportant ces balivernes qui vont faire le tour de l'Europe... A cette Lefeuvre, que ne resta-t-elle point dans son cagibi à broder des napperons ! Cela eut suffi à occuper sa cervelle d'oiseau !

Sur ce, je vous laisse. Ma chandelle décline. Dans ce pays et à cette saison automnale, il fait nuit au milieu de l'après-midi et à neuf heures du soir on en vient à penser qu'il est minuit tant l'obscurité vous entoure depuis des heures. Je vais prendre du repos en priant Dieu que mes entrailles me laissent en paix. Mes pensées vont vers vous qui êtes si loin de moi par la distance mais si proche de mon coeur.

Je vous embrasse comme je vous aime, avec tout mon amour.





17:20 Écrit par Jean Julien dans Lettres de la marquise de Sévigné | Lien permanent | Commentaires (4) |

22/11/2009

L'anniversaire de la Ventière

Paris le 30 octobre 1680


Ma toute bonne,

Ce fut hier soir une grande fête que la Ventière fils donna pour son 35ème anniversaire. Le marquis et la marquise la Ventière père ne purent se déplacer depuis leur château de Verneuil. Comme vous le savez la marquise Julienne n'aime plus les voyages et l'idée de rester immobile dans un carosse pendant des heures lui est insupportable. Il est vrai que Jean avait réuni toute la famille voici quelques jours au château de ses parents. Le vicomte Christian et son épouse Brigitte, née de Joliminois, leur fille la comtesse Anne et son époux le comte Mathieu de Jansen-Sarlan accompagnés de leur progéniture Hélène et Yves. La mère de Madame Brigitte était des leurs, la marquise de Joliminois.

Hier soir nous fûmes donc en l'hôtel particulier de Jean, l'hôtel d'Issoire, sis dans le sud de Paris sur la route qui conduit à Orléans. Savez-vous ma toute bonne que Jean m'a expliqué qu'il habite le long d'une voie que déjà les Romains empruntaient et que peut-être les mamouths, ces animaux de la préhistoire qui ont disparu de la surface de la terre, passaient aussi par là. C'est Monsieur du Portail qui le prétend, et vous savez comme moi qu'il est fort bien informé. Il était d'ailleurs de la fête.

L'assistance était fort belle. Nous avions chez la Ventière tout ce qui compte à Paris et même en province puisque les comtes d'Epernay, Marc et Patrick, avaient fait le déplacement depuis leur Champagne. Les comtesses de Colombes étaient de la fête, Odile et Nicole. Elles avaient pris leur plus bel attelage pour rallier Paris depuis leur château de la Colombine. Le marquis Laurent de Clichy et le prince Mamy d'Antananarena honorèrent eux aussi le salon de Jean. Laurent de Clichy et le prince Mamy (la douceur en langue malgache ce qui lui va comme un gant) ont connu la Ventière fils à Madagascar voici quelques lustres.

Le prince Bounkiet de Sengvienkham, issu d'une vieille lignée du Tonkin, de retour d'une ambassade en terre d'islam, est venu en compagnie du comte Christophe de Saint-Denis qui a choisi depuis peu de s'installer dans la bonne ville de Saint-Denis où dorment nos rois pour l'éternité.

Le comte Christophe de Rambuteau ayant été mandé par notre roi dans l'un des royaumes d'Allemagne, le prince Frylvera de Cotonou, son intime, le représenta. Rambuteau arriva cependant un peu sur le tard tout étourdi de sa course depuis Dusseldorf. Le jeune prince Frylvera n'a qu'un rêve : prendre les airs dans ces nouvelles machines volantes si effrayantes. Le marquis Bernard de Nantes, une vieille connaissance africaine de Jean, et le prince Christophe de l'Ile Bourbon arrivèrent de conserve à l'hôtel d'Issoire, familiers qu'ils sont des lieux depuis bien longtemps. Le prince Patrick de Mayotte et le comte Thomas de Billanges vinrent les derniers bien qu'ils fussent les plus proches voisins de la Ventière.

Enfin, et je garde le meilleur pour la fin, le comte Jean de la Ventière nous présenta officiellement le mystérieux prince qui depuis des mois habitait ses rêves. Je vous le dis ma toute bonne, l'attente en valait la peine. Le prince Dewenrel de la Volta Haute est entré dans le grand salon paré de ses plus beaux atours. A vrai dire, il n'en a guère besoin tant sa corpulence est magnifique. Sans parler de son visage où s'expriment tout mêlés l'intelligence, la vivacité et la noblesse. Le prince de la Haute Volta salua avec respect toutes ces dames, à vrai dire peu nombreuses, et tous ces messieurs, habitué qu'il est des cours de son Afrique natale où il a grandi.

Je sentais Jean ravi. L'adjectif est faible. Je devrais écrire enchanté. Nous ne savions plus trop, nous ses invités, si son anniversaire importait encore à Jean ou si son coeur et son esprit étaient entièrement dévoués au prince Dewenrel.

C'est alors qu'arriva le comte Frédéric du Bellay, le peintre fameux, si bien en cour depuis quelques années. Jean était heureux, entouré de ses amis les plus chers, pour certains comme le comte Frédéric proches de lui depuis plusieurs décennies.

La fête fut ravissante. Les mets et les boissons rivalisaient d'exotisme : du jus de bissap venu d'Afrique, du sirop de gingembre dont je me méfie car on dit qu'il décuple les ardeurs amoureuses et donne au sexe fort un membre dur comme la pierre (je ne saurais vous en dire plus car mon expérience en ce sujet est bien limitée). Nous goûtâmes des chinoiseries qu'à vrai dire je découvrai, raffinées et savoureuses comme les gens du Tonkin, et puis des viandes à la française et des vins de notre terroir.

La soirée filait bon train quand soudain un cri retentit :

Madame se meurt, Madame est morte !

J'avais déjà entendu Bossuet s'exclamer ainsi lors de son prêche pour la pauvre Madame Henriette morte dans l'éclat de son jeune âge. Mais à ma connaissance nulle princesse ne venait de passer de vie à trépas. Je l'aurais su.

Jean sortit alors du grand salon pour interroger ses valets. L'un d'eux était en larmes et n'osait annoncer au comte que sa chère chatte, appelée Madame et qu'il avait recueillie en Afrique, venait de rejoindre le ciel des animaux...

Nous fûmes tous rassurés et la fête reprit de plus belle. La Ventière aimait sa chatte (si je puis dire) mais il ne voulait point exprimer de contrition en une circonstance aussi heureuse.

Le gâteau vint lorsqu'une partie de l'assistance avait déjà oublié le motif de sa présence, occupée qu'elle était à deviser, grisée par les saveurs mélangées et les libations partagées. Certaines roucoulaient, certains se trémoussaient et s'essayaient à suivre le rythme de la viole de gambe, d'autres enfin parmi lesquels je figurais devisaient sans répit. Il fallait en profiter au milieu de si beaux esprits et de si jolis minois.

Je ne saurais vous conter la fin de la soirée car, pauvre de moi, je m'endormis sur un canapé repue que j'étais de si bonnes chairs et de tant de paroles.

Je me réveillais dans mon carosse à la porte de mon hôtel.

Je vous embrasse comme je vous aime de tout mon coeur.

17:43 Écrit par Jean Julien dans Lettres de la marquise de Sévigné | Lien permanent | Commentaires (0) |

13/11/2009

L'homélie du cardinal

Paris le 22 septembre 1680

Ma toute bonne,

Laissez-moi vous conter ce qui fut en ce 21 septembre l’événement à la cour de notre bien aimé Roi.

Le Cardinal de Grenellini avait choisi cette date combien symbolique, l’entrée dans l’automne, pour prononcer une homélie du haut de la chaire de la chapelle du collège royal de Clermont, à Paris au cœur du quartier Latin, que Louis-le-Grand visita en grande pompe voici quelques semaines.

La chapelle était comble quand vêtu de pourpre le Cardinal entra dans l’édifice précédé du clergé, les abbés Tourond et Simonot entourés d’un aréopage d’enfants de chœur, bercé par les flots musicaux de l’orgue et un nuage d’encens.

La cérémonie commença et je vous passe l’enchaînement du rite que vous connaissez pour en arriver au sermon. Le Prince de l’Église était attendu par la foule des fidèles. Ces dames de la cour avaient fui Versailles pour s’asseoir aux premières chaises du premier rang : la Marquise des Nonnes si proche du Cardinal qu’on la dit un temps son intime, la Comtesse de Montalenvers dont l’esprit nous a donné quelque souci ces jours derniers tant les mots semblent traverser sa pauvre cervelle comme des oiseaux dans le ciel, sans laisser de trace, et la Comtesse de Lefeuvre, qui reçut son titre en remerciement d’obscurs services dont la décence m’interdit de dire davantage. La Lefeuvre était arrivée en compagnie du Marquis des Maquereaux qui fut doté d’une abbaye par sa majesté à l’issue du combat sans merci qu’il livra contre ces maîtres d’école butés et récalcitrants, tout incapables d’entendre et de faire aimer à leurs ouailles les discours si intelligents de notre bien aimé Roi.

Mais je m’égare et revenons à notre sermon. Ah ma toute bonne, que notre déception fut grande ! Nous savions que le Cardinal était affligé d’une voix fluette, héritage de sa famille méditerranéenne, mais en ce premier jour de l’automne nous eûmes le sentiment qu’elle s’étiolait avec son âge comme la lumière du soleil en cette saison. Nos oreilles tendues vers l’orateur ne perçurent point de paroles propices à l’édification de notre âme. Le Cardinal se contenta de menacer des foudres de Dieu les quelques fidèles qui pénétrèrent dans la chapelle alors qu’il avait entamé son sermon. Parmi ces retardataires, on comptait Monsieur du Portail, arrivé depuis quelques semaines de sa lointaine Bretagne. Il se révèle peu au fait des usages de la cour et de la capitale, toujours précédé par sa voix forte, plus habituée aux grèves de l’Armor qu’aux salons parisiens. Du retard des fidèles, le Cardinal, en peine de veine, tenta d’élargir son discours aux cas des courtisans qui trop souvent arrivent au lever ou au souper de Roi alors que sa Majesté les a bien entamés. De Grenellini s’essaya ensuite à quelque élévation de l’esprit. Mais toutes ses tentatives furent vaines.

Le Cardinal nous semblait abandonné par le Seigneur, dépourvu du souffle paraclet, pour tout vous avouer, ennuyeux…
A maintes reprises mes yeux se fermèrent et mon âme s’envola vers vous qui êtes si loin de mon cœur. Enfin «l’amen» tant attendu résonna sous les voûtes de la chapelle royale et la Comtesse de Lefeuvre se retint avec peine d’applaudir des deux mains le Cardinal, se croyant au théâtre, car elle avait bu ses paroles comme un élixir d’amour. L’office se termina dans la monotonie et dès que «l’ite missa est» retentit, je quittai la chapelle, fuyant la cour qui s’empressa autour du Cardinal dont les paroles indigentes avaient ranimé ce méchant mal de tête qui m’afflige depuis votre départ lorsque je m’ennuie.

En quittant le collège de Clermont pour regagner mon carrosse, j’aperçus le Comte de Bernattaque qui sortait précipitamment de l’édifice si pâle que je le crus souffrant. Je ne sus s’il était comme moi désolé de ce qu’il avait entendu ou si une sourde douleur habitait son âme tourmentée.

Je vous embrasse comme je vous aime, de tout mon cœur.

10:05 Écrit par Jean Julien dans Lettres de la marquise de Sévigné | Lien permanent | Commentaires (0) |

Le souper chez le cardinal

Paris le 12 novembre 1680


Ma toute bonne,

Le Cardinal de Grenellini me fit l’honneur voici quelques jours de m’inviter en son hôtel de Tartignac rue de Pernelle. Si la toute nouvelle demeure du Prince de l’Église est fort élégante, l’étroite rue de Pernelle est un perpétuel chantier, encombrée par des charrois de pierres, envahie par le bruit incessant des équarisseurs sans vous parler des troupeaux de vaches que des pique-boeufs conduisent en hurlant vers les abattoirs des bords de Seine. J’ai le sentiment que mon ami La Bruyère n'aurait pas d'embarras à décrire notre Paris en travaux permanents s’il venait à emprunter cette rue toute de guingois.

Mais comme à mon habitude je m’égare dans des diversions qui m’écartent de l’essentiel.

Le cardinal m’a donc invitée pour le souper, à la mode nouvelle vers 7 heures du soir. Mon carrosse pénétra dans la cour de l’hôtel de Tartignac derrière celui de la Marquise des Nonnes dont je vous ai déjà parlé. La voiture de la Marquise de Lefeuvre était déjà parquée, les chevaux dételés… Je compris que la Lefeuvre avait tenu compagnie au Cardinal tout l’après-midi.

Madame des Nonnes et moi-même montâmes de conserve les quelques marches du perron et nous fûmes accueillies dans le vestibule par un nouveau laquais du Cardinal, de belle corpulence mais d’une peau si noire qu’elle en brillait. Ma toute bonne, je n'avais jamais vu d'aussi près une telle créature, aussi bien découplée qu'effrayante. Cet impressionnant laquais nous conduisit au grand salon bleu si magnifiquement meublé. Aux côtés du Cardinal trônait la Lefeuvre avec son petit air de ne pas y toucher. L’éternel Marquis des Maquereaux était déjà là, affublé de son air satisfait et narquois.

Sur ce, arriva le Comte de la Ventière qui, après nous avoir salués avec la politesse dont il est coutumier, nous dit être rentré le jour même de ses terres du duché de Mayenne. Monsieur de la Ventière fut pendant quelques années l’ambassadeur de sa Majesté au royaume de Pologne. Il fut auparavant chargé par le Roi d’explorer les côtes du Golfe de Guinée. On dit même qu’il se rendit jusqu’à Fort-Dauphin dans cette île si lointaine de l’océan Indien qu’on nomme Madagascar. Tous ces voyages pour le compte de sa Majesté ont entouré le comte d’une réputation d’espion dont il se défend, mais les rumeurs ont la vie dure comme vous le savez.

Un second laquais apparut dans l’embrasure d’une porte pour annoncer que le souper de Monsieur le Cardinal était servi. Si le premier laquais était noir de peau, celui-ci était aussi blanc et blond qu’un Germain ou un Suédois. Décidément, le Cardinal aime l’exotisme, du moins dans les personnes à son service. Après un «Merci Jonas» adressé au laquais, le Cardinal nous pria de le suivre vers la salle à manger à travers les salons de musique, puis de jeux et ensuite de la magnifique bibliothèque qui me fit pâlir d’envie. Imaginez des livres tous reliés de cuir et dorés sur tranche, sur trois murs de six mètres de haut.

Arrivés dans la salle à manger entièrement meublée de bois d’acajou, le Cardinal pria Madame de Lefeuvre de prendre son vis-à-vis. Je me retrouvai à la droite du prince et Mme des Nonnes à sa gauche. Monsieur de la Ventière prit place entre La Lefeuvre et moi-même tandis que ce fat de Maquereaux s’assit à la droite de celle-ci. Vous savez comme moi toute l’importance du placement des invités dans le monde. La Lefeuvre, qui n’a guère de cervelle mais connaît les usages, rayonnait à la place d’honneur tandis que la des Nonnes se sentait déclassée bien qu’elle fût près du Cardinal. Elle fut elle-même voici quelques années à la place aujourd’hui occupée par la Lefeuvre. Vous comprendrez sans peine ma toute bonne ce qu’elle put éprouver…

Le grand laquais noir, que le Cardinal appela Lucien, ce que je trouvai fort peu exotique, nous servit un moelleux de choux fleurs et de saumon fumé. Ce nouveau chou arrivé depuis peu d’Amérique est fort prisé par notre bon Roi qui le fait servir régulièrement à sa table. Nous bûmes un vin blanc de Chablis que j’adore. Dès cette entrée, je sentis que le Cardinal n’avait d’yeux que pour la Lefeuvre et qu’il se préparait à faire une annonce. M. des Maquereaux devait être dans la confidence car il souriait d’un air entendu promenant son regard goguenard du Prince à la Marquise. Je perçus que M. de la Ventière devenait nerveux. Il avait entendu à la cour que sa Majesté envisageait de lui confier une nouvelle ambassade et il craignait qu’une indiscrétion n'ait alerté le Cardinal, qui n’était pas vraiment son ami.

Après les volailles vinrent les rôtis, et au dessert, un croquembouche aux fruits confits, après que le bouchon de la bouteille de Champagne eut sauté, il se dressa sur son séant et levant son verre déclara d’un ton enjoué: «Mes amis, je vais vous apprendre une bonne nouvelle. Sa Majesté dans sa grande sagesse a décidé de nommer une femme ambassadeur. Ma chère Marquise, ajouta-t-il en pointant son verre vers La Lefeuvre, vous rejoindrez bientôt Rome où sa Majesté vous mande pour la représenter. Comme je dois visiter le Pape, je vous accompagnerai dans ce long et périlleux voyage depuis Paris.»

Je crus que M. de la Ventière allait défaillir. Le ministre du Roi, M. de Seychelles, lui avait laissé entendre qu’il rejoindrait prochainement la ville antique. Le dépit se lut sur son visage.
Je craignis pendant quelques secondes que M. de la Ventière ne sautât de son siège pour griffer le visage poupin de la Lefeuvre. Heureusement, un tel esclandre nous fut épargné : le laquais Jonas ouvrit la porte à deux battants de la salle à manger et annonça : «Mme la Marquise de Montalenvers!»

La Montalenvers, parée de tous ses atours, paraissait confuse, surprise de nous voir au dessert. «Mais Monsieur le Cardinal, dit-elle timidement, vous m'aviez conviée pour 9h du soir...» Les doutes que j'avais sur l'état cérébral de la Marquise se confirmèrent. Sa mémoire vacille. Le Cardinal usa de toute sa courtoisie pour rassurer la pauvre Montalenvers et ne pas aggraver son désarroi.

Son entrée inopinée eut cependant le mérite de faire diversion et de détendre l'atmosphère.

Je vous embrasse comme je vous aime.

10:03 Écrit par Jean Julien dans Lettres de la marquise de Sévigné | Lien permanent | Commentaires (0) |

Le conclave

Paris le 20 novembre 1680


Ma toute bonne,

Je vis ou plutôt je survis. Ma santé devient délicate, le flux de mon sang s’emballe comme un cheval piqué au vif, mes entrailles brûlent de feux dignes de l’enfer et pour couronner ce pitoyable tableau, mes os vieillissent et craquent comme les membrures d’un vieux vaisseau de notre royale marine. Mais je m’égare. Et si ma carcasse est branlante, la santé de mon âme est excellente et celle de mes méninges tout pareillement, ce sont elles qui comptent, le reste n'est qu'intendance. La douce perspective de vous lire prochainement agit comme un baume sur ces maux et me les fait oublier.

Mes doigts me démangent de vous conter les dernières frasques du Cardinal de Grenellini. Comme vous le savez par mes dernières lettres le Prince de l’église et La Lefeuvre doivent quitter Paris pour Rome dans les tous prochains jours. Les deux pigeons s’aimeraient d’amour tendre et platonique, du moins le laissent-ils entendre. Mon instinct me dit à mi-voix que leurs rapports ne relèvent pas seulement de la carte du Tendre mais aussi d’une autre carte, plus charnelle. Mais je m’égare. Suis-je donc à ce point incorrigible ? Une âme charitable m'a rapporté que la capitale m'avait affublée d'un surnom : Persiflore. Ne serait-il point démérité ?

Avant de monter dans son carrosse pour rejoindre Marseille où il embarquera pour rallier Rome, le Cardinal a dû organiser, sur les ordres de sa Majesté, un grand conclave qui a réuni à Paris les ambassadeurs de tous les pays amis de notre royaume. A vrai dire, Grenellini est fort peu au fait des questions étrangères à la France. Je peux même écrire que dès qu’il franchit les murs qui protègent notre ville, voire sa si chère rue de Pernelle, il se sent exilé. En bref, il a aussi peu d’appétit pour l’étranger qu’un veau pour le foin… Mais pour complaire au Roi, il s’est incliné, comme il sait si bien le faire… Sa paresse naturelle le fit reporter la charge de l'organisation de cette réunion sur le pauvre comte de la Ventière qui ne peut rien refuser à Membrini qui a l'oreille de Seychelles, le ministre des relations étrangères de notre bien aimé roi. Je vous épargne les détails des préparatifs et j'en viens au coeur de l'affaire qui me fut contée par la Ventière lui-même tant il en avait gros sur le coeur.

Le Roi annonça la veille de ce conclave international et de haut niveau qu'il ne pourrait point saluer les ambassadeurs, retenu par des activités de la plus importance pour l'Etat, une chasse dans les bois de Meudon probablement ou une partie fine avec la Montespan. Grenellini et la Ventière quelque peu dépités comptaient sur le soutien de des Seychelles mais qu'elle ne fut point leur déception lorsque ce dernier leur fit savoir par Bernattaque qu'il serait retenu par une affaire qui ne souffrait aucun retard. En fait quelque lutinage avec un de ses nombreux mignons. Il est de notoriété publique que des Seychelles a déserté le chemin des dames depuis sa prime jeunesse. Comme vous le savez ce penchant est fort bien porté de nos jours et s'épanouit dans l'indifférence générale, exceptée celle du clergé, ce dernier étant quelque peu mal à l'aise sur ce sujet. Selon une rumeur persistante qui ne m'a point échappé, maints de ses membres appartiendraient à la confrérie des coureurs de caleçons. Tout comme Frédéric de Mitterand, le neveu de feu le roi François, qui eut l'imprudence voici quelques années de rapporter dans des letres publiées à Amsterdam des aventures vécues lors d'un périple dans la lointaine et effrayante Asie avec des représentants du sexe fort dont le métier est de s'offrir en échange de quelques écus. Pas de quoi fouetter un chat. Mais certains de nos politiques virent là une occasion d'attaquer notre bon roi dont le Mitterrand est ministre des arts. Ce fut ridicule et l'opinion se retourna vite contre ces adeptes de Monsieur Jansen et de sa morale étriquée, contre les intégristes dont Madame de la Peine est le porte-voix. Le petit Hamon, qui se veut janséniste, n'y survivra pas avec sa triste mine de curé défroqué (il fut au collège des jésuites de Brest...).

Mais une fois de plus je m'égare.

Je vous imagine interrogative quant à ce Bernattaque, je l'ai croisé en sortant du collège de Clermont, il est au service du cardinal depuis quelques mois. Et comme il entend poursuivre sa carrière dans une ambassade du royaume dans une île de la Méditerranée, il s'est mis bien avec des Seychelles qui glisse dans l'oreille de sa majesté les noms de nos ambassadeurs.

Pauvre conclave ! Point de Roi, point de ministre.

Le sang de Grenellini ne fit qu'un tour. Il devrait présider. Toujours aussi courageux, le jour venu il se fit porter pâle et la Ventière s'en fut seul au conclave. Présidé par deux obscurs sous-fifres au service de des Seychelles, la réunion fut morne, sans nerf : les tristes sires Goustan et Dieubourg, d'obscurs petits barons, n'eurent de cesse de manifester leur désintérêt tant et si bien qu' ils en vinrent à jouer au bilboquet devant l'assistance médusée. Tous croyaient ce jeu tombé en désuétude depuis Henri III. Voilà que ces deux-là manipulaient en public le manche et la boule avec frénésie s'encourageant de clins d'oeil entendus. La Ventière, si soucieux de l'image du royaume au-delà de ses frontières, était vert.

Le conclave se terminant, Goustan annonça avec dédain qu'une collation attendait les ambassadeurs dans le vestibule. La Ventière prit les devants et à son habitude alla vérifier si tout était en ordre. Ah ma chère, ce qu'il vit alors décupla sa honte! Quelques verres dépareillés se battaient en duel sur un bout de table sans nappe... Le vin n'était qu'une piquette des côteaux de Suresnes. Connaisseur en vin, la Ventière n'aurait jamais servi à nos hôtes étrangers ce breuvage acide et déclassé. Il eut choisi du vin de Champagne ou un rouge d'Irançy dans l'Yonne. D'ailleurs les ambassadeurs ne demandèrent point leur reste et s'enfuirent vers leurs carosses en ricanant.

Ce fut un fiasco qui met en évidence le désintérêt des plus hautes têtes du royaume pour tout ce qui a trait à l'étranger. Alors qu'il y va de notre image et de notre avenir. La tentation va être grande pour l'Espagne d'attaquer un Roi de France et ses ministres qui n'ont que leur bon plaisir en tête.

La Ventière m'a communiqué son extrême préoccupation pour l'avenir de notre Etat et devant notre morosité partagée m'a proposé de l'accompagner au royaume de Pologne où des Seychelles le mande pour y régler une affaire qu'il ne m'a point révélée. Je vais accepter. Je ne manquerai point de vous conter ce périple qui m'excite déjà. Et tant pis pour ma santé, les cahots de la route et le roulis du bateau remettront tous mes maux en place !

Je vous embrasse comme je vous aime, de tout mon coeur.



10:00 Écrit par Jean Julien dans Lettres de la marquise de Sévigné | Lien permanent | Commentaires (0) |