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03/09/2017

Le Mont, chapitre 3 et dernier

Je ne sais pas pourquoi j’écris tout cela. Moi qui ne fus jamais très bavard, je noircis des imprimés dérobés à la gare et je les colle dans des cahiers d’écolier.

Il est vrai que la vie m’a laissé sans voix. Au sens propre de ces mots. Vers mes 15 ans, une laryngite négligée dégénéra en atteinte des cordes vocales et je me relevais de cette maladie avec une éternelle extinction de voix.

Je n’avais plus ni mère, ni père, ni voix.

Écrire alors que ma première vie m’a laissé sans voix.

Mon grand-père paternel était toujours de ce monde et quand il sut que je travaillais à la gare de Pontorson, il s’empressa de venir me voir avec un chargement de meubles dans une charrette.

 - Ce sont les meubles de tes parents. Je les garde pour toi dans une remise depuis bientôt 20 ans. J’aimerais bien que tu m’en débarrasses.

Ni bonjour ni embrassade, je n’eus aucune difficulté à reconnaître l’aménité de mon grand-père Lemétayer.

 - Je vais voir le chef de gare et lui demander l’autorisation de m’absenter une heure. J’ai loué une chambre chez madame Cormerais, rue des Fossés. Nous déposerons les meubles là-bas et tu pourras rentrer à Tanis.

Ma proposition fut approuvée par un grognement. Le chef de gare me laissa partir avec mon grand-père et nous prîmes le chemin de la rue des Fossés en passant par la rue Saint-Michel et la place de l’Église. Nous arrivâmes devant la maison basse où je logeais. On y entrait par une porte à double battant qui ouvrait sur un passage conduisant à un logis mitoyen de celui de Madame Cormerais. Pour atteindre ce petit bâtiment il fallait passer devant celui qu’occupait ma logeuse. Le jardin de cette dernière se trouvait en face de la porte de sa cuisine. Il n’y avait guère d’intimité dans ce logis d’autant que les toilettes se trouvaient au fond du potager et qu’il n’était guère possible de s’y rendre discrètement. Les occupants de la maison mitoyenne pouvaient emprunter à tout moment le passage vers la porte commune sur la rue.

Madame Cormerais occupait au rez-de-chaussée la cuisine et une chambre attenante qui donnait sur la rue des Fossés par une porte condamnée et une petite fenêtre. Le logis était sombre et humide car construit sur ce que furent sans doute les douves de l’ancien château de Pontorson rasé au Dix-septième siècle. Pour accéder à ma chambre, on empruntait dans la cuisine, à droite de la porte, un escalier étroit. Mon grand-père refusa de m’aider à monter les meubles prétextant un tour de reins et me proposa de les déposer sous l’appentis sur lequel s’ouvrait la porte d’entrée. Un bahut, une table ovale à abattants, quatre chaises, un lit, le tout en merisier. Tel était mon héritage parental. Il me fallut négocier avec ma logeuse pour qu’elle accepte de retirer ses meubles de ma chambre et que je puisse installer les miens à la place.  

Avec les meubles, grand-père Lemétayer avait déposé quelques boîtes métalliques qui avaient dans un premier temps contenues des biscuits. Des galettes du Mont-Saint-Michel car les couvercles arboraient la silhouette altière du Mont cerné par les eaux. Ma mère y avait déposé des lettres, des cartes postales et quelques photos. Mon père en uniforme partant au front à l’été 1914. Une photo de mariage où je reconnus outre mes parents mon grand-père paternel. Je devinai ma grand-mère paternelle à côté de son époux, assis tous les deux à la droite de leur fils. Je ne l’ai pas connue car elle décéda avant ma naissance. Ma grand-mère maternelle est elle aussi assise près de sa fille. Elle était veuve depuis des années et mourut elle aussi avant ma naissance. Ces photos m’intéressaient peu. Elles témoignaient d’un passé muet puisque personne ne pouvait ou ne voulait m’en parler, tel mon grand-père. Je réalisai que j’avais grandi sans beaucoup de fondations si ce n’étaient celles que mes parents adoptifs m’avaient données. Mes racines familiales étaient ténues, peu enfoncées dans le sol, superficielles. J’avais cependant accepté de travailler à Pontorson à quelques kilomètres de Tanis où vivait toujours mon grand-père. Il fallut que je regarde ces quelques photos, que je parcours ces quelques lettres échangées par mes parents et que je regarde d’un peu plus près le Mont-Saint-Michel sur les couvercles des boîtes à biscuits pour sentir que Pontorson constituait un lien privilégié entre la vie et moi. Pontorson… Tel un commencement, telle une promesse. La promesse de ce vaste espace de sable et d’eau que domine le Mont qu’on voit de partout et de loin. De la Pointe-du-Grouin à Cancale jusqu'à la Pointe de Champeaux à Carolles. Depuis le Vivier-sur-Mer, depuis Servon, de la Pointe-de-Rochetorin et des Iles Chausey. 

Mon grand-père ne voit plus le Mont depuis longtemps alors qu’il domine les champs où il cultive ses carottes et que les cloches de l’abbaye rythment ses heures de travail quand le vent est favorable et propage leurs sonneries. Comme lui et jusqu’à ce jour où je découvris ces meubles et ces boîtes, vestiges de ma parentèle anéantie, j’avais regardé ce mont sans bien le voir, accompagnant parfois les touristes descendus en gare de Pontorson jusqu’à leur destination. Ils avaient pour certains parcouru des milliers de kilomètres. Je ne le voyais plus le Mont car je l’avais trop vu ou aperçu depuis mon enfance au cours des vacances chez mon grand-père. Mais ce jour-là, grâce aux couvercles des boîtes à biscuits sur lesquels il figurait en majesté, je le vis. Je commençais alors à comprendre ce qu’il voulait dire, me dire. Qu’il dominait avec son abbaye toute la baie, qu’il résistait aux marées énormes et aux tempêtes. Je sus qu’en maître de cet espace vierge, sorti des premiers temps de la Terre, ceux dont l’homme était absent, il était le centre de ma vie, le pôle vers lequel ma boussole toujours se tournerait pour m’indiquer le cap. Avec sa flèche surmontée de l’archange Saint-Michel, il était la pointe du compas qui dessinerait mes routes à travers la vie. Je n’avais pas hérité d’un guide familial. La vie m’avait laissé sans parents ni voix clairement audible. Mais j’avais le Mont comme maître et repère de navigation.

Je décidais de m’y rendre au plus vite dès qu’un jour de repos surviendrait. Le train entre Pontorson et le Mont-Saint-Michel circulait encore pour quelques années. Je crois me souvenir qu’il cessa de rouler vers 1938. Dès que je fus en congé, je pris place dans un wagon place de la gare et le convoi brinquebalant se dirigea vers Moidrey et Beauvoir avant de s’engager sur la digue qui relie le continent au Mont. Aussitôt franchi le lieu-dit La Caserne, les arbres disparaissaient progressivement du paysage laissant apparaître les prés salés, les grèves et enfin le Mont. La petite locomotive à vapeur tirait à grand peine les quatre ou cinq wagons de voyageurs, masquant parfois de son panache de fumée le panorama sur la baie. Il n’était pas rare que des moutons s’aventurent sur la voie ferrée : un coup de sifflet suffisait à les faire déguerpir vers leurs prés. L’arrivée au Mont était dépourvue de gare. Il eut été difficile d’en construire une au pied des remparts et la compagnie de chemin de fer s’était contentée de laisser en bout de ligne, au pied de la tour de l’Arcade, un wagon qui faisait office de bureau de chemin de fer.

A peine le convoi arrêté, je descendis du wagon ou plutôt j’en sautai tant le désir d’emprunter la ruelle montant vers l’abbaye m’excitait. Nous étions au printemps, en mai, et l’air était léger, parfumé par la brise marine qui avait collecté à marée basse sur la grève les odeurs de goémon, de sable mouillé, d’iode, tout cet ensemble indéfinissable qui rend sans pareille l’atmosphère de ce lieu. La Grande Rue était calme en cette fin de matinée d’un jour de semaine. Je saluais les commerçants qui pour beaucoup m’étaient familiers. Peu d’entre eux résidaient sur le Mont, la plupart préférant habiter Pontorson qui offrait davantage de commodités et d’espace. Je pénétrai enfin dans l’abbaye et me rendis au plus vite sur la terrasse qui prolonge l’église en s’ouvrant à l’ouest. Je traversai ensuite l’église pour m’avancer dans le cloître dont le mystère reste pour moi entier. Comment avoir réussi une telle prouesse : édifier un espace aussi aérien face à la mer et au ciel. Je me sentais là comme en lévitation, oubliant le rocher et les maçonneries complexes sous mes pieds. Ce lieu était inspiré. Il m’inspirait. Les couvercles des boîtes de biscuits ne m’avaient pas menti.

L’archange Michel était bien planté au sommet de la flèche de l’église et protégeait le Mont de tous les dragons qui auraient pu le menacer. Me menacer. Je pouvais commencer à vivre.

16:22 Écrit par Jean Julien dans Le Mont | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : mont saint michel, pontorson, la couyere, tanis |

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