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24/03/2012

La marquise au concert

Les Rochers le 20 juin 1681

 

Ma toute bonne,

Ma tête serait-elle en bois de cornouiller ? Cet arbre si dur que certains n’hésitent pas à le comparer à la corne des animaux. J’ai parfois le sentiment que rien ne rentre plus dans ma cervelle. Qu’elle perd cette perméabilité qui la faisait ressembler à une éponge… Dimanche dernier, il m’était en effet complètement sorti de l’esprit que le marquis Coudé du Foresto m’avait convié, après les vêpres,  à un récital de musique donné par de ses amis musiciens. C’est pendant l’office célébré entre nones* et complies**, alors que, il me faut l’avouer, je somnolais quelque peu, emportée par la douce torpeur d’une chaude après-midi et d’une digestion ralentie par la bonne chère du déjeuner, que par miracle l’aimable invitation de mon voisin de marquis surgit de ma rêverie.

Je fis un petit signe à l’abbé pour qu’il accélérât le rituel, ce qu’il fit de bonne grâce ayant fort envie de faire mérienne***, comme le disent si plaisamment  mes bons paysans dans leur patois. Je fis prestement atteler ma jument Nyctalope et me rendit en petit équipage au château du Foresto. De loin  j’entendais la musique qui sortait par les fenêtres ouvertes du grand salon. Coudé du Foresto ne s’était point moqué de ses invités. Je savais qu’il avait récemment accru sa fortune en réalisant quelques bonnes affaires dans les toiles de Mayenne, mais pas au point de convier en sa demeure Monsieur de Lully dont vous savez qu’il vient d’être nommé secrétaire du roi. Je me glissai sans bruit vers une bergère laissée vide par ces dames et me laissai aller au flot de notes que l’orchestre dispensait généreusement. La musique de Monsieur de Lully n’est pas maigre. Elle est riche de mille sons bien mélangés et alignés sur les rythmes des plus entraînants. Ma somnolence était oubliée et le bois de cornouiller de ma cervelle dispersé aux quatre vents.

Lully animait vivement sa formation de musiciens avec son bâton de direction, célèbre depuis qu’au cours d’une répétition à Versailles, il s’en était asséné un coup violent sur un pied. Ses cris de douleur avaient interrompu les musiciens et notre homme dut s’en remettre aux médecins qui lui appliquèrent un emplâtre de farine d’orge mêlée de miel rosat et de myrrhe pour désinfecter la plaie et puis des décoctions de plantes pour favoriser la cicatrisation… Lully semblait avoir oublié  ce pénible épisode car il maniait son bâton avec une énergie surprenante. Cette canne surmontée de rubans et d’un pommeau orné rythmait le flot de notes qui sinon serait sorti en ordre dispersé des différents instruments. Nous eûmes les plus beaux passages d’Atys****, l’opéra que notre roi affectionne tout particulièrement.

« Je veux joindre en ces lieux la gloire et l’abondance » entend-t-on au début du deuxième acte. Que cette phrase ait plu au roi soleil n’est pas étonnant. Madame de Maintenon (il me démange d’écrire « la Maintenant » tant cette bigote me hérisse le poil !) en a pris ombrage. Comment peut-on jalouser l’affection que porte sa majesté pour cet opéra ? Elle reproche à son époux (je puis bien employer ce mot car leur mariage, tout secret qu’il est,  est de notoriété publique, du moins chez les personnes bien introduites)… Je m’égare. Ma cervelle est vraiment décornouillée et a retrouvé sa vivacité, Dieu merci.  La Maintenon en veut à son roi de mari de trop s’intéresser à ces spectacles qui ne seraient plus de son âge. Elle n’entend rien à cette musique. Pas la moindre longueur dans Atys. Tout y est perfection : quoi de plus charmant que le duo des amants lorsque leurs voix s’enlacent ?

Monsieur de Lully frappa le plancher pour marquer la fin du concert. Il rayonnait sous sa grande perruque bouclée et semblait transpirer très fort sous ses habits chamoirés. Quand je pense que cet Italien a débuté aux cuisines de la Montpensier où il récurait les casseroles, je me dis que son génie doit être bien grand pour lui permettre de passer du potager (x) brûlant aux salons de Versailles. Je sais par des indiscrétions que sa majesté est quelque peu contrariée par les mœurs italiennes de son grand musicien. Ce dernier sait cependant se faire discret et retrouve ses conquêtes masculines au fond des forêts de Sèvres où il dispose d’un petit relais de chasse.

Coudé du Foresto vint me saluer dès les dernières notes émises et alors même que ses convives applaudissaient à tout rompre, ce qui n’est guère habituel chez les nobliaux de province fort réservés dans l’expression de leurs sentiments. Ce pauvre marquis, bien qu’il fût riche, est, il faut le reconnaître, affublé d’un nom qui prête à sourire. D’autant que l’homme n’est pas très bien fait. Quand on prononce son patronyme, je perçois un léger frémissement sur le visage des dames. Et un sourire narquois sur les lèvres des messieurs. Nos pensées ne sont pas toujours aussi vertueuses que le souhaiterait la religion. Et j’ai souvent entendu quelque plaisantin murmurer : « Le marquis serait-il coudé du foresto pour avoir si triste mine ? ». Je ne m’aventurerai pas plus loin. L’honnêteté et la décence me l’interdisent. Une petite plaisanterie de temps en temps n’a pourtant tué personne.

Je reviendrai vers vous dès que possible. Vous devez vous demander où donc est passé mon cher La Ventière. Ne vous alarmez pas, il est toujours de ce monde. Mais à son habitude, par monts et par vaux au service du roi. Il est à présent de l’autre côté de la Méditerranée et dès son retour, qui ne saurait tarder, je me ferai l’écho de ses récits.

Je vous embrasse comme je vous aime, de tout mon cœur.

 

 

*3 heures de l’après-midi

 

**dernière partie de l’office

 

***faire la sieste en gallo

 

****opéra de Lully, 1676

 

(x) cuisinière

 

16:18 Écrit par Jean Julien dans Lettres de la marquise de Sévigné | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : lully, atys, opéra |