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05/03/2014

Les deux m’as-tu-vu

Elle ne tient pas en place dans son fauteuil pendant que les musiciens entament la dernière partition du concert. Elle se fait de plus en plus chatte. Son homme est là, à sa droite, qui tente de se concentrer sur la musique. Elle s’éloigne de lui en se tordant vers sa gauche pour montrer qu’elle aussi écoute attentivement le trio qui se produit sur la scène. Les épaules basculées vers la gauche, la tête légèrement redressée vers la droite, elle fixe quelques instants les instrumentistes en évitant les têtes des spectateurs des rangées de sièges précédant la sienne. Elle en profite pour vérifier l’architecture du chignon qu’elle a rapidement monté au-dessus de sa nuque. Les épingles tiennent bien, un peu serrées peut-être, mais cela ira. Il n’a rien d’artistique ce chignon de cheveux blonds mais il sied bien à un dimanche après-midi d’hiver où, ma foi, il est de bon ton d’afficher un léger négligé. Le foulard enroulé autour du cou, le gilet de laine et les bottines de daim beige s’harmonisent parfaitement. Les lunettes également qu’elle remonte délicatement sur son nez à chaque changement de posture.

La pause vers la gauche dure peu. La musique de Fauré avivant ses sens, elle se tord à nouveau, cette fois pour appuyer son épaule droite contre l’épaule gauche de son homme, plus grand et plus large qu’elle. Il ne bouge pas. La musique le captive. Après quelques minutes passées dans cette posture, elle passe sa main droite dans le dos de son bienaimé, lui caresse les épaules, remonte vers sa nuque, la masse délicatement. Il tourne alors lentement la tête vers la gauche, sans perdre le fil de la mélodie de Fauré, et adresse à son amoureuse un léger sourire. Ses belles lèvres, surmontées d’une moustache grisonnante, produisent tout leur effet. Elle est ravie et ose se redresser câlinement pour lui susurrer quelques mots à l’oreille, qui n’ont sans doute guère à voir avec la musique de Fauré. Mais, qui sait ?

Satisfaite de cette victoire, elle se précipite dans la partie gauche de son fauteuil pour tenter de trouver à nouveau une position idéale d’écoute. Une petite vérification du chignon négligé s’impose, brève mais nécessaire. La position des lunettes est également assurée. Un regard rapide vers la salle… Elle n’y tient plus, elle se rue vers la droite de son siège, elle embrasse son homme, lui prend la main, lui caresse la cuisse. Il lui exprime sa satisfaction par un léger sourire, sans se détacher pour autant de la musique.

Le trio de Fauré est interminable. Quand donc les musiciens vont-ils attaquer le dernier mouvement ? Nouvelle manœuvre des épaules, basculées vers la gauche, torsion de la tête vers la droite. Le chignon est toujours en place, d'un négligé très élégant. Faudra-t-il une nouvelle teinture pour prolonger le brillant du blond vénitien ?

Derniers accords. Applaudissements. Elle se lève, enfin, pour se draper dans son magnifique manteau de peau, décalé par rapport à la salle peuplée de spectateurs peu attachés à leurs toilettes. Lui, il passe sa longue surveste de cuir avec l’assurance du mâle dominant. Du cuir italien à n’en pas douter, la souplesse, la coupe, tout y est. On sort des rangs en s’assurant que quelques regards se posent sur soi. Avant d’allumer son Smartphone ou son Samsung dernier cri, elle vérifie son maquillage en usant de la vitre du téléphone comme d’un miroir.

On sort de la salle, traverse le hall, s’engage dans le parc. Enlacés, on échange des baisers. Et on sombre dans l’obscurité vespérale de l’hiver parisien non sans se retourner une dernière fois pour guetter un regard admiratif ou envieux qui traînerait.

On a chacun soixante ans bien tassés. Mais, après tout, c’est la jeunesse du cœur qui compte n'est-ce pas ? Et il n’y pas d’âge pour les démonstrations amoureuses. Apparemment.

 

Que serait-on sans le regard des autres ? Que serait-on sans le reflet de son visage dans la vitre du téléphone portable ?

 

 

Maison Heinrich Heine

Cité internationale universitaire de Paris

Concert du Klaviertrio Würzburg

Dimanche 2 février 2014