18/11/2012
La ligne rouge
De retour de Tunisie où j’ai passé une petite semaine, je viens vous livrer quelques-unes des observations que j’ai pu y effectuer. Ce ne sont pas celles d’un journaliste mais celles d’un familier de la Tunisie qui peut à ce titre sentir le pouls de ce pays.
Dès l’arrivée à l’aéroport et les premiers échanges qui s’en suivent, le sentiment de liberté ressenti en juillet 2011 se confirme. La parole n’est plus muselée, elle est souvent fière. Avoir chassé du pouvoir aussi rapidement « le roi de Carthage » et son encombrante clique familiale demeure un sujet majeur de satisfaction. La confiance est de mise quant au déroulement du processus d’élaboration de la constitution qui doit déboucher sur des élections, présidentielle et parlementaire, en juin 2013. Les plus avertis s’étonnent qu’on puisse fixer des dates d’élection alors que la nouvelle constitution n’est ni totalement élaborée, loin s’en faut, ni a fortiori adoptée. Il s’agit pour le gouvernement de transition de rassurer les citoyens inquiets de la lenteur du processus « constituant » et des dérives qu’elle pourrait engendrer. Bien sûr les tempéraments les plus inquiets se sentent mal à l’aise dans un pays qui n’a pas de cadre constitutionnel. Ils se pensent à la dérive. Ils se font l’écho du renchérissement du coût de la vie et des doléances des automobilistes qui déplorent le prix élevé de l’essence, mélangeant ainsi insatisfaction politique et mécontentement social qui étaient déjà de mise sous l’ère Ben- Ali. J’ai le sentiment que chez les pleureurs, ceux qui se plaignaient avant janvier 2011 se plaignent toujours.
Il y a aussi les optimistes qui pensent qu’il faut donner du temps au temps et qu’un processus de transition est délicat à conduire et ne doit pas se réaliser dans la précipitation. Ceux-là rejoignent les pessimistes sur un même terrain, celui de la présence bien visible des Sallafistes. Cette présence, qui certes n’est pas massive mais s’affiche bel et bien, requiert de la part des Tunisiens et de leur gouvernement une vigilance sans faille. A ce titre, « l’attaque » contre l’ambassade des États-Unis voici quelques semaines a mis un terme à l’attitude laxiste du parti Ennhada vis-à-vis de ces militants de l’Islam en tenue afghane. Depuis ce « débordement », ils sont étroitement surveillés et soumis aux lois en vigueur en cas de violence et/ou de prosélytisme excessif. Ils ont pourtant pignon sur rue dans les locaux de la mosquée El-Fateh, avenue de la Liberté (cela ne s’invente pas). Car ils sont libres d’exprimer leurs opinions dans les limites prévues par la loi. Les plus malins d’entre eux, dotés de l’incomparable sens du « bizness » dont font preuve maints Tunisiens, ont même installé un petit marché devant cette mosquée. Ils y vendent, en grande tenue afghane, « tout le nécessaire pour le parfait Sallafiste ».
Il s’agit là de l’un des deux éléments constituant la ligne rouge que les partis « laïques » ont érigée et imposée à Ennhada. Ils ont exigé que toutes les lois soient appliquées à ces extrémistes religieux issus d’un autre temps, moyenâgeux, et d’une autre longitude, afghane en l’occurrence. Liberté d’expression certes mais sans violence ni coercition. Le respect des lois a également été rappelé à Ennhada en ce qui concerne le statut de la femme. Il devra être préservé intégralement. Dans ces deux domaines, rien ne sera négociable. Cette position ferme et exprimée clairement contribue à rasséréner celles et ceux qui se sentaient menacés dans leur liberté vis-à-vis de l’Islam et de la tradition. C’est ainsi que se côtoient dans les rues de Tunis ou de Kelibia des femmes vêtues à l’européenne, parfois dans des tenues très à la mode, et des femmes qui cachent leurs cheveux sous un foulard et leurs jambes sous une jupe longue. D’autres portent cette tenue noire (djilbab) qui ne laisse voir que leur visage et qui ressemble fort à la tenue traditionnelle de nos bonnes-sœurs catholiques. Si dans les rues on observe un peu plus de femmes en foulards et en tenues noires (cette dernière n’ayant rien de tunisien mais étant importée d’Arabie-Saoudite), on ne peut pas écrire qu’il s’agit d’un raz-de-marée. Il faut reconnaître que certaines trouvent enfin l’occasion de porter des tenues qui leur étaient interdites sous Ben-Ali. D’autres plus conformistes suivent les modes venues des pays du Golf et véhiculées par les chaînes télévisées satellitaires. Un jour la même femme, parfois très jeune, sera « bâchée » (comme disent leurs détracteurs), le lendemain elle sera habillée à l’européenne…
J’ai donc eu le sentiment de me trouver dans un pays qui fonctionne, calme, et qui poursuit avec détermination sa marche vers une nouvelle ère politique. La fermeté des partis « laïques » concernant cette ligne rouge qu’ils ont instituée m’a semblé très encourageante pour l’avenir de ce pays toujours aussi accueillant. N’hésitez donc pas à vous joindre aux 5 millions de touristes qui y ont déjà séjourné en 2012. L’ouverture de l’espace aérien à de nouveaux opérateurs à l’horizon de l’été 2013 devrait contribuer à accroître le nombre de visiteurs en induisant une baisse du prix des billets. Du moins espérons-le.
12:01 Écrit par Jean Julien dans Tunisie | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : tunisie, ligne rouge, ennhada, islam, constitution, élections |