13/04/2014
L'auberge rouge
Bien que nous soyons en 1951 et que la guerre froide règne alors sur le monde, cette auberge n’est pas rouge car communiste mais rouge parce qu’elle fut le théâtre d’une foultitude de meurtres. Inspiré d’un fait divers authentique survenu en Ardèche vers 1820, le film d’Autant-Lara est l’un des trois qui ont marqué ma mémoire d’enfant avec Les grandes espérances (ma publication du 18 mars 2014) et Quand passent les cigognes.
Contrairement au titre des Grandes espérances, que j’avais totalement oublié, j’ai conservé celui de L’auberge rouge, peut-être parce que j’ai vu ce film un peu plus âgé (mais je n’ai aucune idée de la date) ou que les circonstances ont fait que je l’ai mieux retenu. Et puis, Les grandes espérances est un titre bien abstrait pour un enfant alors que L’auberge rouge lui parle.
Ces deux films n’ont a priori pas grand-chose en commun. Mis à part l’esthétique du noir et blanc et une mise en scène et un jeu d’acteurs proches de ceux du théâtre, les scénarii ont peu de points communs. Mais en visionnant à nouveau L’auberge rouge, disponible en DVD et remastérisé de belle manière, je me suis rendu compte que les images du film d’Autant-Lara qui avaient marqué mon souvenir n’étaient pas si éloignées de celles des Grandes espérances. Le 19ème siècle avec ses règles sociales et ses costumes. La grande salle de l’auberge avec sa longue table, certes entourée de vie et non pas figée comme celle Miss Avisham.
La salle à manger de l'auberge avec sa longue table
Le novice, Jeannou qui accompagne le moine capucin joué par Fernandel, Jeannou plus âgé que Pip enfant mais qui doit avoir le même âge que Pip jeune homme.
Jeannou (Didier d'Yd)
L’atmosphère obscure du film qui se déroule en hiver, la nuit, dans une auberge mal éclairée. L’arrivée de la lumière non pas par un dévoilement mais par le lever du jour, la lumière éblouissante d’un paysage de montagne enneigé. Et puis il y a cette scène qui m’a tant marqué et qu’on ne retrouve pas dans l’adaptation de Dickens, celle au cours de laquelle Jeannou et la belle Mathilde, la fille des aubergistes criminels, bavardent, badinent dans le foin de la grange. Elle est restée empreinte d’une grande sensualité dans mon souvenir alors qu’en la revoyant adulte je la trouve bien prude. Mais quand on est enfant, le grand mystère des relations entre les adultes nous taraude. « C’est quoi l’amour ? » demandais-je alors régulièrement à mes parents. J’avais là sous mes yeux le début d’une réponse confuse qui m’avait échauffé les sangs…
L’intrigue de L’auberge rouge est simple. Elle se déroule vers 1830. Un couple d’aubergistes sans scrupules fait fortune à Peyrabelle dans le Vivarais sur la route qui relie le Puy à Privas en Ardèche.
Le moine-capucin (Fernandel) et le novice-Jeannou arrivent à l'auberge
Avec l’aide d’un grand « Nègre » nommé Fétiche, interprété par Lude Germain, ils droguent les voyageurs isolés, les trucident, volent leurs biens et les enterrent dans le jardin de l’auberge quand ils ne donnent pas leurs cadavres dépecés à manger aux cochons dont ils nourrissent ensuite leur futures victimes (c’est ce qu’on appelle maintenant l’économie circulaire, je crois…). Quand on pense que ce scénario est inspiré d’une histoire vraie, cela fait froid dans le dos.
Fétiche (Lude Germain)
Mais dans le film d’Autant-Lara, toute cette histoire sinistre est traitée sur un mode humoristique. Tous les ingrédients étaient réunis pour un drame bien sombre mais le spectateur se retrouve devant une comédie grinçante, désopilante servie par des acteurs hors pair comme Fernandel, Carette et Françoise Rosay. Une vraie comédie où la scène de confession entre le moine capucin (Fernandel) et la femme aubergiste (Rosay) constitue un morceau d’anthologie. Pour le couple d’aubergistes et son complice Fétiche, c’est le début de la fin. La femme a tout dévoilé au moine qui est cependant tenu par le secret de la confession. Ce dernier va s’efforcer de sauver les voyageurs qui logent à l’auberge et sont déjà prêts à être trucidés drogués qu’ils sont par un puissant somnifère. Au milieu de ces trois adultes occupés par le crime (les aubergistes et Fétiche) ou sa dénonciation (le moine), le groupe de voyageurs au sein duquel sévit l’impayable Jacques Charron (de la Comédie française) fait preuve d’une inconscience totale et se comporte avec une puérilité surprenante. On dirait de grands enfants qui ne pensent qu’à rire et s’amuser. Les deux jeunes gens, la fille des aubergistes, Mathilde jouée par Marie-Claire Olivia, et le novice qui accompagne le moine, Jeannou joué par Didier d’Yd, font preuve de beaucoup plus de maturité que les adultes. Ils éprouvent l’un pour l’autre le coup de foudre, ils s’aiment et leur amour, avoué sur le foin de la grange, devient plus fort que tout : plus fort que la religion catholique représentée par le moine, plus fort que la désapprobation parentale. Ils disent non aux carcans de l’église et de la famille. Jeannou ne dit-il pas au moine « Je n’écoute pas ! ». Ce moine qui l’a surpris avec Mathilde dans la grange et s’exclame « Malheureux ! Avec une fille ! » Encore heureux que ce ne fût point avec un garçon ! Le moine accepte de les marier dans l’espoir de gagner du temps pour sauver les voyageurs endormis après avoir convaincu les parents-aubergistes qu’avoir un gendre fils d’un juge serait une bonne chose pour eux, au cas où…
La scène du mariage dans la grande salle de l’auberge est très drôle car les voyageurs ronflent tant qu’ils peuvent pendant que le moine essaie de faire traîner la cérémonie en longueur. Comme dans toutes les bonnes comédies, l’arrivée du Deus ex machina sous la forme de deux gendarmes vient sauver la joyeuse bande des voyageurs endormis des griffes des aubergistes. Les gendarmes ont en effet trouvé le singe dont le propriétaire, musicien ambulant, tué au début du film par les aubergistes et Fétiche. Le singe est joué par un enfant déguisé, cela se voit mais reste drôle.
Scène finale : le mariage des deux jeunes gens interrompu par l’arrivée des deux gendarmes qui coïncide avec le lever du jour (encore un mariage interrompu, comme celui de miss Avisham dans Les grandes espérances, et encore une robe de mariée comme celle que porte la même Miss Avisham 20 ans après...). Le cadavre du musicien ambulant, rigidifié par le froid, apparaît sous un bonhomme de neige qu’il faut déplacer pour laisser passer la diligence qui doit transporter les voyageurs à Privas. Sous les coups de boules de neige envoyées par le moine, toujours tenu par le secret de la confession et qui ne peut rien DIRE aux gendarmes, le bonhomme de neige où le corps est caché se désagrège. C’est la charmante Mathilde qui avait eu l’idée de le cacher ainsi…
Le bonhomme de neige dans lequel est caché le cadavre (Rosay en femme aubergiste, Fétiche, Jeannou, Carette en aubergiste, Mathilde avec la robe de mariée de sa mère, )
Les aubergistes démasqués sont arrêtés par la maréchaussée ainsi que le terrible Fétiche. Nous sommes sortis de la nuit du crime pour entrer dans la lumière de la vérité. Le contraste est saisissant puisque nous sortons des décors des studios de Boulogne pour des images d’extérieur tournées dans les Alpes. Finalement, tout comme dans Les grandes espérances, on passe de la pénombre à la lumière. Le moine capucin ne s’exclame-t-il d’ailleurs pas : « Qu’elle a été longue cette nuit ! ».
La lutte du bien et du mal, du jour et de la nuit, thématique chère au 19ème siècle. Mais cette thématique prend tout son sens dans les années qui suivent la seconde guerre mondiale au 20ème siècle. Les grandes espérances date de 1946. L’auberge rouge de 1951. On vient de sortir de cinq années de conflit mondialisé et de découvrir l’horreur des camps d’extermination. Les morts se comptent par millions. Faut-il lire le film d’Autant-Lara comme une parabole de cette période sombre, la guerre, qui débouche sur la paix et la lumière ? L’inconscience des adultes-voyageurs est portée à son comble dans ce film. Ils repartent avec leur diligence, sauvés des griffes du trio criminel, mais tombent dans un ravin qu’ils franchissaient sur un pont de bois préalablement saboté par Fétiche pendant la nuit précédente (les criminels prévoyaient de récupérer ainsi leurs biens). Le moine-capucin a échoué dans son projet. Il n’a pas réussi à sauver ses brebis. Lui, qui à plusieurs reprises dans la nuit s’est senti abandonné par Dieu, échoue in fine puisque les rescapés meurent tous dans l’accident du pont saboté. Il s’enfuit dans le paysage enneigé, épouvanté. Que fait Dieu ? Les deux jeunes gens sont sains et saufs : on les voit une dernière fois marcher enlacés sur la route enneigée : ils ne sont pas montés dans la diligence de la mort. Le trio des criminels quant à lui marche encadré par les gendarmés sur le chemin enneigé.
Leur inconscience a perdu les voyageurs. La foi du moine-capucin n’a pas sauvé ces derniers (le film a été jugé anticlérical à sa sortie). Le trio criminel file vers la guillotine. Les seuls rescapés sont donc les jeunes et beaux amoureux. Est-ce pour cela qu’enfant je les ai aimés ? Ils émergent d’un monde d’adultes bien sombre. Et ils sont sauvés par leur passion. Tout cela, je ne faisais que le deviner, le sentir. Je n’avais pas les mots pour identifier clairement ce que j’éprouvais. Dans la salle de classe transformée en cinéma où ronronnait le projecteur 16 millimètres, avais-je sans doute confusément découvert ce soir-là vers où il serait bon de me tourner, plus tard.
13:11 Écrit par Jean Julien dans Écouter, regarder, écrire | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : l'auberge rouge, fernandel, rosay, carette, didier d'yd, autant-lara, ardèche, vivarais, peyrabelle, moine, capucin, novice |