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01/10/2011

La marquise à Venise, "ancora..."

 

Venise, le 28 février 1681

 

Ma toute bonne,

Décidément, l’air de cette ville me réussit. Jusqu’à un certain point, car n’oubliez pas que nous sommes sur des îles au milieu de la mer et l’humidité qui règne ici en reine me cause quelques douleurs aux articulations. Certains matins mes pauvres genoux sont aussi rouillés que les poulies d’un vieux gréement. Je fais contre mauvaise fortune bonne grâce et me dis que ces maux ne sont point mortels. Bien des habitants de Venise meurent de maladies mystérieuses importées des pays lointains où ses bateaux vont commercer.  La vie et la mort se côtoient ici  avec une proximité saisissante. Le plaisir et la vertu également.

Ce cher la Ventière m’a entrainée dans un quartier où, ma toute bonne, je me serais crue aux portes de l’enfer. Figurez-vous des femmes par centaines, qui penchées aux fenêtres de leur maison, qui penchées sur un pont dont le nom à lui seul résume l’activité de ce quartier de perdition, le « ponte delle Tette »… Je ne vous traduirai point ce mot italien mais vous devinerez que ces créatures exhibent avec malice ce qu’elles devraient cacher avec le plus grand soin. Elles escomptent attirer les hommes qui de toutes conditions viennent ici rôder à la recherche du plaisir. Je ne suis pas prude. Moi aussi j’ai su attirer les représentants du sexe fort. Je sais d’expérience que nos attributs, certes dissimulés comme le veut la décence mais aussi légèrement dévoilés, constituent quand ils sont fermes un appât auquel la gent masculine est fort sensible. Mais dans ce quartier, les pauvres filles se dépoitraillent et se parent de coiffures extravagantes d’un rouge démoniaque pour attirer le chaland.

Il est vrai que cette ville regorge de voyageurs, de marins et de marchands qui encore célibataires ou loin de leurs épouses sont malgré tout soumis aux lois de la nature et qui, après de longs voyages sur la mer… Je m’arrête car je m’égare encore une fois. Vous sentez bien mon trouble devant ce commerce dont j’avais eu vent à Paris. Sa franche exposition dans ce quartier de San Polo, les cris des racoleuses, leurs mots doux envoyés aux passants, me font voir d’un autre œil les femmes qui pratiquent ce négoce. Ne dit-on pas ici que l’une d’elles était si célèbre au siècle passé que sa maison bruissait des pas des célébrités de la ville et que lors de la visite de notre bon roi Henri III, Veronica Franco, c’était son nom, fut portée nue dans un plat jusqu’à notre souverain lors d’un banquet mémorable, en juillet 1574 si ma mémoire est bonne… On sait que notre Henri le troisième n’était guère attiré par le beau sexe et préférait la compagnie des gentilshommes. On dit aussi qu’il ne s’ennuya point à Venise et qu’il regagnait le palais Foscari à l’aube bien fatigué… Je m’égare à nouveau.

Toutes ces femmes ne tirent pas leur épingle de ce jeu. Certaines sont plus habiles que d’autres. J’eus ainsi le loisir d’observer une pauvresse qui avait beau s’exhiber sous toutes les coutures dans une robe rouge, rien n’y faisait. Personne ne la regardait, on l’aurait dite transparente. L'attitude grotesque de cette « vecchia carampana » (je ne traduirai point)faisait fuir les passants. Venise, vous le comprenez, est comme beaucoup de ports un concentré d’humanité. Et pour vous réconcilier avec cette dernière sachez que Veronica Franco (celle que l’on promena sur un plat pour amuser Henri III) fonda une maison du secours. Elle aida celles qui exercent les métiers du plaisir, si j'ose ainsi m’exprimer, à rejoindre les chemins de la vertu par une éducation stricte et à trouver les voies du mariage au terme d’une retraite édifiante.

Avant que je ne l’oublie, sachez que j’ai reçu des nouvelles de mes amis de Paris. Le comte de Rambuteau a enfin aménagé dans son nouvel hôtel particulier avec le prince Frylvera de Cotonou. Il paraît que tout dans cet hôtel n’est que beauté. Le comte et le prince ayant décidé de monter une ménagerie, ils s’entourent d’animaux. Des chiens notamment, longs et bas, et ils me demandent si Nyctalope peut rejoindre leur écurie. Je leur en ferai la surprise.

La Ventière commence à me préparer à l’idée qu’il va falloir quitter ce paradis. Je ne sais si je suis atteinte de procrastination  mais je penserai demain à ce nouveau périple qui me conduira vers vous, ma toute bonne, que je pourrai enfin serrer contre mon cœur.

Je vous embrasse comme je vous aime. Je file à un bal masqué.

 

 

16:02 Écrit par Jean Julien dans Lettres de la marquise de Sévigné | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : venise, sevigne, plaisir |