23/01/2010
Les cèdres de Sarlan
Les cèdres de Sarlan
Les arbres parlent aux enfants.
Les enfants écoutent les arbres.
Les adultes, qui ne sont plus des enfants, entendent les feuilles frissonner dans le vent, les branches craquer, les fruits tomber sur le sol…
Les adultes entendent les bruits des arbres et ne comprennent plus leurs paroles.
Les adultes ont grandi. Ils ont oublié les belles histoires que les arbres racontent.
Il était une fois un grand château entouré d'un grand parc au milieu de montagnes vertes et douces. Depuis des siècles, on l'appelle Sarlan. Voici bien longtemps, les proprétaires avaient planté des cèdres dans le grand parc.
Ces cèdres venaient de loin, de très loin. D'un pays dont le nom fait rêver, le Liban.
Un après-midi, Lana et Ewan se promenaient dans la grand parc de Sarlan en se tenant par la main pour ne pas se perdre. Lorsqu'ils arrivèrent dans l'allée bordée de cèdres, ils entendirent un murmure et crurent que leur papa ou leur maman étaient venus à leur rencontre.
Mais non, personne.
Le murmure devint paroles. Alors Lana serra très fort la main d'Ewan car elle ne savait pas qui parlait ainsi...
Mais Ewan et Lana n'avaient pas peur. Ils arrêtèrent de marcher, se tournèrent vers le plus haut, le plus large et le plus beau de tous les cèdres, là d'où venaient les paroles.
Et le vieux cèdre dit aux enfants de sa voix grave :
“Il y a bien longtemps, je suis sorti de la terre libanaise, minuscule pousse que les sangliers auraient pu écraser sans même la voir.
Mais ils m'ont épargné.
La grêle des orages ne m'a point percé.
C'est ainsi que j'ai pu grandir protégé par les cèdres plus vieux, plus grands et plus solides.
Un jour, alors que j'ateignais 40 centimètres, haut comme quatre pommes, on entendit des voix dans la forêt. Des hommes chargés d'armes et coiffés de jolis chapeaux arrivaient là où je grandissais.
Ils commencèrent à creuser la terre qui entourait mes racines et soudain me soulevèrent.
Pour moi qui n'avais jamais bougé depuis ma naissance ce fut une surprise.
Placé dans un grand pot de terre cuite, les voyageurs m'embarquèrent sur un bateau qui finit par arriver à Marseille après bien des jours et des nuits remués par les vagues.
C'est dans ce port que les voyageurs se séparèrent et que chacun partit planter sa jeune pousse de cèdre aux quatre coins de la France.
Mon voyageur remonta la vallée du Rhône, sans oublier de m'aroser, et après avoir traversé de hautes montagnes, nous arrivâmes à Sarlan dont il était le seigneur. Et il me planta là où je suis aujourd'hui pour vous parler, à vous Ewan et Lana.
J'étais habitué à la montagne, au froid de l'hiver, au chaud l'été. Je connaissais les orages grondeurs et la neige silencieuse. Je me suis toujours plu dans le grand parc de Sarlan. Maintenant je suis aussi haut que les tours de château et je vois tout ce qui se passe dans la parc. Si un jour vous êtes égarés dans la forêt, Lana et Ewan, appelez-moi et dites : “Vieux cèdre, donne-nous le chemin que nous avons perdu !”. Et je vous guiderai. Mais tout cela doit rester un secret entre nous. Car seuls les petits enfants comprennent ce que leur disent les arbres de Sarlan”.
Le cèdre se tut. Ewan et Lana coururent vite vers le château où grand-mère Jana sonnait la cloche pour annoncer l'heure du goùter.
Ils ne diront rien.
Les enfants savent garder leurs secrets.
18:21 Écrit par Jean Julien dans Aventures de Kotoko et autres | Lien permanent | Commentaires (0) |
01/01/2010
En Pologne (suite), il neige
Varsovie le 16 décembre 1680
Ma toute bonne,
Lors du long voyage qui nous conduisit de Paris à Varsovie, Jean de la Ventière et ma modeste personne, je pris le temps de relire un de mes auteurs favoris. Non point Jean Racine ou Molière dont je connaîtrai bientôt par coeur les pièces de théâtre tant je les ai lues et vues et entendues à la Comédie française.
Cela va sans doute vous étonner mais ce sont les lettres de Sainte-Thérèse d'Avila qui m'ont à nouveau captivée. Dans ma prime jeunesse j'eus l'occasion de les lire lorsque je fus en pension chez les soeurs des Carmes à Rennes. Comme vous le savez ma chère enfant, cette noble Espagnole du siècle dernier avait mis toute son énergie au service de notre Seigneur. Toute sa vie, elle lutta avec détermination contre la futilité des soeurs engagées dans les ordres et se battit pour les ramener à une vie spirituelle digne de Dieu. Ce combat qui la conduisit au bord de la folie, elle le mena avec un humour et un recul rares chez une femme de ce temps-là.
Ce qui sans doute la sauva de la démence. Soyez rassurée ma toute bonne et ne pensez point qu'à mon tour je deviens mystique. Comme disait Christian de Kerangal, comte de Perros-Guirec, mon frère de coeur : « Ma chère marquise, vous avez les deux pieds dans la boue, comme nos manants, vous ne risquez pas de quitter la terre à laquelle vous êtes attachée ! » Ce Kerangal avait une langue bien acérée mais il connaissait mon âme comme le parc de son château, aucune allée ne lui était inconnue.
Mais à nouveau je m'égare. L'air de la Pologne est si sec en cette saison que mon cerveau tourne encore plus rapidement qu'aux Burons.
Ecoutez ce que j'ai noté pour vous. Sainte-Thérèse s'était blessée à la jambe. Elle dit à Jésus : « Seigneur, après tant d'ennuis, il faut encore que celui-là m'arrive! » Jésus répondit : « Thérèse, c'est ainsi que je traite mes amis. » Savez-vous ce que Thérèse répondit à Jésus : « Pas étonnant que vous en ayez si peu ! » Admirable !
Quand je lus cet échange à la Ventière, il en rit aux larmes. Notre calme retrouvé, nous eûmes un long échange sur la perfection vers laquelle tendent les saints et sur les dangers qu'il y a pour nous autres, communs des mortels, à tenter d'emprunter leurs traces. Ce que peuvent les grands mystiques, dotés d'une force d'âme hors du commun, ne nous est pas accessible. Il n'est pas souhaitable de s'engager dans une voie trop exigeante. Ni pour le corps, ni pour l'esprit. Cette exigeance peut créer une tension insupportable pour notre organisme et pour notre cerveau. Notre âme pâtirait gravement de cette tension excessive. « Regardez, me disait la Ventière, ces femmes et ces hommes qui s'engagent dans des défis permanents, sans s'assurer au préalable d'être dotés des moyens de les affronter. Regardez comme ils souffrent de la peur de l'echec qui peut à tout moment les fracasser. Regardez ces femmes (ou ces bélâtres) qui ne veulent pas accepter leur âge et souffrent le martyr dans des corsets trop serrés pour conserver leur minceur. Qui se ruinent en onguents pour masquer leurs rides. Regardez ces femmes et ces hommes qui s'engagent dans des responsabilités qui les dépassent et dans des carrières pour lesquelles ils n'ont jamais eu les capacités. Ils ne sont pas en paix avec eux-mêmes et ne le seront jamais. Ils souffrent. Et cette souffrance morale engendre bien souvent des maux du corps qui peuvent devenir mortels ! »
La Ventière avait lu notre cher Montaigne et je reconnaissais la tempérance du bon Aquitain. J'avoue que moi aussi je suis sensible à ce sens de l'équilibre qui fait tant défaut à nos contemporains, tout entichés de l'excès qu'ils sont. Malheureusement l'exemple vient de haut, de notre roi si je puis le nommer. Vous savez, ma toute bonne, que les hommes comme les moutons aiment à copier un modèle, surtout lorsqu'il a le pouvoir. La Ventière a vécu plusieurs années dans l'Empire Ottoman et plus précisément à Tunis où il représentait notre roi auprès du Bey. Il me confia alors tout le désastre sur les sujets de ce petit royaume des frasques du Bey, Ben Alef, et de sa première épouse, la Trabelmoi. Ce sera l'objet d'une nouvelle missive car je me suis déjà trop écartée de cette chère Pologne si accueillante pour tous les indésirables de notre Europe et qui accueille tous les juifs et tous les protestants chassés des royaumes où ils ont été déclarés personna non grata.
A vrai dire, je ne vis pas beaucoup la Ventière au cours de notre séjour varsovien. Il était mandé là par le roi qui lui avait confié une mission secrète de première importance. La Ventière et Jarocin tenaient de longs conciliabules dans un petit salons du palais. J'entendais leurs voix de loin comme une rumeur. Jarocin, comme tous les nobles d'Europe, parle un français remarquable. Il fut élevé par une fille de Mesquer, près de Guérande en Bretagne, que Madame Jarocin-mère fit venir tout exprès à Cracovie pour familiariser dès son plus jeune âge le jeune prince avec notre si belle langue. Je rencontrai cette fille de Mesquer, qui porte désormais sa cinquantaine avec superbe. Nous échangeâmes longuement des nouvelles de notre Bretagne qu'elle n'avait pas revue depuis près de 30 ans...
Je crus comprendre, au détour d'un échange à table entre les deux comparses, que Jarocin n'était pas satisfait du système électif qui régissait la vie politique du royaume de Pologne. Ici le roi n'est pas le fils ou le petit-fils de son père. Ce serait trop simple. Nos amis polonais ont inventé la monarchie élective. Quand le roi meurt, tous les nobles du royaume se rassemblent, les petits nobliaux comme les grands. Vous imaginez alors tous les pièges que les grands puissances voisines peuvent tendre à ce pays riche qu'ils convoitent pour son blé : les Allemands, les Suédois, les Russes si terribles et sanguinaires, les Autrichiens qui se pensent déjà chez eux à Cravovie (« cracouv » dirait ce cher prince) ou à Breislau. N'oubliez pas ma tout bonne que nous eûmes un Français sur le trône de Pologne en la personne d'Henri III. Oh ! Il comprit vite sa douleur. Après neuf mois sur place, à Cracovie, il ne résista point aus rigueurs de l'hiver et prit ces cliques et ses claques pour rentrer fissa à Paris. Ses mignons devaient lui manquer. La rusticité des garçons de ferme et des jeunes bouchers polonais, attirés par l'élégance de ce Valois, ne devait point lui convenir. Ils étaient de trop basse venue pour exciter son désir.
Il neige ma toute bonne. Nous sommes en décembre et cet après-midi le ciel est soudain devenu d'un vert mystérieux vers le couchant. Le prince Jarocin nous dit que le mélange de la nuit approchant par l'est et des nuages chargés de neige poussés par de fortes bourasques d'ouest était à l'origine de cette fantasmagorie. La Ventière raconta qu'en Tunisie il avait observé un phénomème semblable à l'approche d'une tempête d'hiver comme seule la Méditerranée sait en produire.
Les oeuvres de Dieu sont admirables. Et nous devons le remercier de toutes ces merveilles. Je suis bien lasse et vais prendre mon repos nocturne. Les flocons de neige dansent devant ma fenêtre (ici point de volets comme en Bretagne bien qu'il y fasse bien plus froid), pas un ne ressemble à l'autre, pas davantage que ces hommes et ces femmes que j'aime tant scruter.
Je vous embrasse comme je vous aime, de tout mon coeur.
17:29 Écrit par Jean Julien dans Lettres de la marquise de Sévigné | Lien permanent | Commentaires (1) |
En Pologne, chez le prince Andrzej
Varsovie le 12 décembre 1680
Ma toute bonne,
Ma vie avance en âge. Et je m'étonne de désormais considérer ma propre fin avec sérénité. Ne vous méprenez point. L'idée de vous quitter vous et vos enfants m'est une déchirure. Mais la pensée de laisser ce monde trop plein de chaos, celle de retrouver tous ceux que j'aime tant et qui déjà nous ont quittés et celle de continuer à veiller sur vous de là où je serai, toutes ces pensées m'apaisent et m'incitent à envisager l'âme tranquille cette issue inexorable. Je suis en paix avec moi-même et en paix avec ceux qui m'entourent.
Ces idées, qui n'ont rien de triste, me sont venues lors du très long périple que nous avons entrepris Jean de la Ventière et moi-même de Paris à Varsovie. Au service du roi, la Ventière était muni d'un sauf-conduit qui nous permit de franchir sans encombre les innombrables frontières du pays allemand où les royaumes seront bientôt aussi nombreux que les puces sur un chien. Par des routes trop souvent défoncées, dormant dans des auberges sales et infestées de cancrelats et de rats, nous rejoignîmes le port de Hambourg pour nous embarquer jusqu'à Dantzig. Les voies vers la Pologne étaient trop boueuses pour être praticables en cette saison automnale.
C'était ma première traversée maritime et j'ai cru ma dernière heure arrivée. Sitôt quitté le port de Hambourg, nous dûmes affronter des vagues terribles soulevées par un vent d'Est démoniaque de force et de froid. Le vaisseau se soulevait, retombait lourdement sur les flots, roulait tant et si bien que mon estomac déjà affaibli se vida comme une outre crevée. J'arrête là le récit de ces horreurs maritimes. Je préfère oublier ces quatre jours de navigation même si le temps fut plus clément sur la mer baltique qui ressemble davantage à un grand lac qu'à une mer.
Partis de Paris deux semaines plus tôt, nous débarquâmes à Dantzig le 8 décembre. C'est une belle et prospère ville hanséatique, tout comme Konigsberg située plus à l'est. On y entend parler allemand et polonais. Toute la ville est construite en briques. Les maisons sont hautes et étroites comme à Amsterdam où réside la nièce de la Ventière, Anne de la Ventière, comtesse de Jansen-Sarlan, que nous visitâmes il ya quelques mois. De vastes entrepôts bordent les quais, ils sont munis d'ingénieux systèmes destinés à hisser les marchandises, mus par d'énormes roues que font tourner de pauvres bougres enfermés là-dedans comme des écureuils dans une cage.
Malgré la charmante hospitalité qui y règne, nous quittâmes rapidement Dantzig pour Varsovie où nous accueillit le prince Andzrej de Jarocin (il faut, ma toute bonne, prononcer « yarotchine » à la polonaise, sinon vous vexeriez le prince). Je passe sur le voyage car il ne fut pas plus confortable qu'en pays allemand. Nous traversâmes cependant la Mazurie ou Poméranie occidentale, selon que vous parlez polonais ou allemand, et j'eusse aimé, ma toute bonne, contempler avec vous la houle des collines et des lacs qui viennent ici battre l'horizon de profondes forêts.
Jarocin vient d'emménager dans son tout nouveau palais de Varsovie. Le roi de Pologne a décidé de déplacer sa cour et sa capitale dans cette ville, délaissant Cracovie où ses ancêtres étaient installés depuis des siècles. Le roi polonais admire beaucoup notre bon roi de France, il a donc décidé comme notre Louis de créer son Versailles, à Varsovie sur les bords de la Vistule. La cour ne fut point enchantée de cet exil car Varsovie se sonstruit au milieu de nulle part, loin de la mer, loin de l'Autriche, loin de l'Allemagne, isolée dans des plaines sans fin.
Le palais du prince Andzrej est situé sur une hauteur qui domine la Vistule. Il est entouré d'un vaste parc nouvellement planté qui descend jusqu'au fleuve. Andzrej est le ministre des affaires extérieures du royaume de Pologne et a construit cet édifice à la mode française avec élégance,symétrie et sobriété.
Le prince de Jarocin est plus jeune que la Ventière. Ils ont fait connaissance lorsque ce dernier représentait notre roi à Varsovie. Le jeune Andzrej était alors un grand adepte des fêtes de nuit qui animent cette jeune capitale quelque peu morne. Il abusait parfois de la vodka, l'alcool local, et entraîna ce pauvre Ventière dans des soirées aussi animées qu'arrosées. Andzrej s'est assagi et sa finesse d'esprit, qui avait séduit la Ventière, s'est renforcée avec l'expérience acquise. Doté d'un humour sarcastique, sachant établir avec les humains et les événements la distance indispensable à leur bon entendement, cet Andzrej avait toutes les dispositions pour s'entendre avec Jean qui présente de semblables dispositions d'âme et de cervelle. Leur amour commun de la musique et de la peinture finit de sceller leur amitié.
Notre arrivée et les retrouvailles entre les deux amis furent l'occasion d'une grande fête donnée de nuit dans les nombreux salons du palais princier.
Je regrettai que le Marquis Bernard de la Ventière ne fut point de la partie. Il n'aime plus guère quitter son château de Verneuil où il tient compagnie à la Marquise Julienne qui se plaît, malgré son âge avancé, à trottiner sans relâche comme une petite souris dans les salons et les nombreux corridors. Voici quelques années, quand leur fils résidait à Varsovie, les Ventière père avaient fait par deux fois le déplacement depuis leur Mayenne. Et ils en furent fort aises. Mais l'âge venant, les voyages ne sont plus de leur goût.
Mais je m'égare selon ma mauvaise habitude. Les idées et les mots qui les portent viennent si vite à mon esprit que mon récit ressemble parfois à une sinueuse route de montagne... Je reviens donc à Varsovie et à mon cher Bernard de la Ventière qui aurait admiré ces belles jeunes femmes polonaises si fines et si élégantes, pour le plaisir des yeux comme il aime à le dire. Elles dansent mazurkas et polkas aux bras de leurs lourdauds de cavaliers aussi empotés qu'elles sont déliées. C'est ainsi en Pologne, les femmes l'emportent sur les hommes par leur ascendant et leur énergie. Heureusement que quelques exceptions viennent contredire cette règle. Le prince Andzrej le démontre brillamment. Car il a belle allure ce prince polonais, la taille élancée, le visage bien fait, animé par de beaux yeux bleus, la tignasse aussi blonde que les blés mûrs de mes champs bretons.
Au cours de la soirée, la Ventière s'enquit auprès de Jarocin de la santé du baronnet Michael («mirawe») de Grochala («grorala») qu'il avait connu lors de son séjour à l'ambassade. Ce Grochala était aussi intelligent que prétentieux et compensait la faiblesse de son nom par une arrogance pénible. Jean de la Ventière avait appris d'une amie polonaise que ce nom qu'il disait venir d'une vieille famille protestante exilée en Pologne (« Les Groschats » disait le baronnet) signifiait « haricots » en polonais... Elevé par sa mère abandonnée par son navigateur de mari, il était possessif et jaloux. Mais brilant juriste, Grochala était doué pour les affaires. Jarocin confia à Jean qu'il ne le voyait plus à la cour. Le baronnet avait peut-être quitté la capitale pour un royaume allemand où il pourrait faire fructifier sa fortune naissante. L'argent constituait en effet le principal moteur de l'existence de Grochala.
A ce moment de la soirée, le nonce apostolique fit son entrée, majestueuse, il va sans dire. Ces princes de l'église ont perdu toute l'humilité qui habitait notre seigneur et sont plus amoureux du pouvoir temporel que du Christ. Je me prends parfois à lorgner vers ces protestants qui reviennent aux fondements de notre belle religion chrétienne toute pleine d'amour du prochain et du sens du pardon. Mais je m'égare encore une fois et dangeureusement car notre roi n'aime point les parpaillots.
Notre nonce était bien loin de toutes ces préoccupations, déjà quelque peu éméché par un passage chez Anna (« agna ») Kalinska, marquise de Niekgpogolski, qui recevait elle aussi. Le nonce vint nous saluer et s'enquit de notre voyage et de notre installation. Il savait Jarocin peu tourné vers la religion catholique qui se mêle de tout dans ce pays. Il fut aimable avec lui, sans plus. Le nonce nous dit avoir reçu des nouvelles fraîches de Rome où la Lefeuvre et le cardinal Grenellini étaient arrivés et menaient grand train dans le palais Farnèse où ils avaient pris leurs quartiers.
A tel point que le saint prélat dut demander à Grenellini de se faire plus discret. Piquée, la Lefeuvre, dont vous connaissez, ma toute belle, la faiblesse d'esprit, fit alors remarquer à son amant que ce n'est pas parce qu'un homme porte la robe, fusse-t-il pape, qu'il peut se permettre d'empêcher deux pigeons de s'aimer d'amour tendre.
Le nonce éclata d'un rire inextinguible en nous rapportant ces balivernes qui vont faire le tour de l'Europe... A cette Lefeuvre, que ne resta-t-elle point dans son cagibi à broder des napperons ! Cela eut suffi à occuper sa cervelle d'oiseau !
Sur ce, je vous laisse. Ma chandelle décline. Dans ce pays et à cette saison automnale, il fait nuit au milieu de l'après-midi et à neuf heures du soir on en vient à penser qu'il est minuit tant l'obscurité vous entoure depuis des heures. Je vais prendre du repos en priant Dieu que mes entrailles me laissent en paix. Mes pensées vont vers vous qui êtes si loin de moi par la distance mais si proche de mon coeur.
Je vous embrasse comme je vous aime, avec tout mon amour.
17:20 Écrit par Jean Julien dans Lettres de la marquise de Sévigné | Lien permanent | Commentaires (4) |