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07/04/2012

Jean de la Ventière rentre de Tunis

Les Rochers le 27ème jour du mois de juin 1681

 

Ma toute bonne,

Il ne vous a pas échappé que depuis quelques semaines je ne vous donnais plus de nouvelles de mon ami Jean. Il vous reviendra peut-être qu’il m’avait proposé de l’accompagner dans le nord de l’Afrique et que mes affaires en Bretagne m’avaient retenue de ce côté de la Méditerranée. A vrai dire, la perspective d’une traversée maritime ne m’enchantait guère. Outre le mal de mer (je garde d’affreux souvenirs du passage en bateau lors de notre périple vers la Pologne), les risques d’enlèvement par les Barbaresques et la chaleur ne me font point regretter d’avoir privilégié les marches de la Bretagne. Quand j’ai vu dans l’encadrement de la porte de mon salon apparaître la face rougie de Jean de la Ventière, je l’ai à peine reconnu. Les effets du soleil mêlés à ceux de l’air marin et des sortilèges de l’Afrique ont à ce point transformé son apparence que je crus me trouver en présence d’un disciple de Mahomet égaré dans le septentrion de l’Europe.

Non, c’était bien Jean, fatigué par son voyage mais heureux de retrouver sa chère amie et de pouvoir échanger librement avec elle. Ah ! Ma toute bonne, vous n’allez pas en croire vos oreilles. Jean ne m'avait pas clairement confié l’objet de son déplacement à Tunis. Je savais sa mission délicate mais n’en connaissait point l’objet. Sa majesté l’avait mandé outre Méditerranée pour tenter de sauver des griffes des Barbaresques deux infortunées jeunes femmes, de noble extraction, qui furent capturées sur un navire entre Marseille et l’île de Corse. Je laisse la parole au jeune marquis car mes perpétuelles diversions risqueraient d’embrouiller un récit par lui-même complexe.

-        Marquise, dit la Ventière, j’arrivai après une traversée fort calme au port de La Goulette. Tunis est éloignée de la mer de deux ou trois lieues et reliée à celle-ci par un long chenal qui n’est pas toujours praticable. Il me fallut donc effectuer une première halte à La Goulette pour y accomplir quelques formalités d’usage. Je réalisai très promptement que le dépaysement est total dès que vous mettez un pied sur la terre d’Afrique. Les hommes portent de longues robes confortables pour éviter que le soleil ne leur brûle la peau et aérer convenablement leur corps. Quant aux femmes, elles sont invisibles. Elles vivent à l’ombre des hauts murs de leur maison et on ne les voit que dans les grandes occasions comme les mariages. Mais jamais aux enterrements auxquels leur religion leur interdit de participer. Au premier abord, je me retrouvai dans un pays d’hommes, d’une grande familiarité, s’embrassant bruyamment et se promenant bras-dessus-bras-dessous  en devisant joyeusement. Avant de me rendre à Tunis par la chaussée qui y conduit entre deux lacs immenses, je fis un détour par Sidi-Bou-Saïd, un petit village perché au sommet d’une colline qui domine la mer. J’avais ouï dire avant mon départ que notre bon roi Saint-Louis, le IXème, avait dressé son camp près de ce village quand il fit escale en Tunisie au cours de la 8ème croisade dont il avait pris la tête. Hélas, la maladie eut raison de notre bon roi qui fut emporté par une dysenterie incurable. Son corps aurait été rapatrié jusqu’à la basilique de Saint-Denis selon Jean de Joinville qui conta par le menu toute la vie du roi. Mais à Sidi-Bou-Saïd, j’entendis une tout autre histoire. Saint-Louis serait tombé sous le charme d’une jolie jeune femme du cru et, séduit par cette belle et les douceurs de la vie tunisoise,  aurait décidé d’abandonner son trône et sa religion catholique pour se convertir à l’islam et épouser sa nouvelle conquête. Le corps transporté en France serait celui d’un simple soldat, bien mort, pauvre de lui, de dysenterie. Et notre Saint-Louis aurait changé de nom et serait devenu Sidi-Bou-Saïd… Je sens marquise que vous pensez que je divague. Il n’en est rien. La légende est tenace près de Carthage et elle est si belle qu’elle mérite d’être contée. Saint-Louis n’aurait été ni le premier ni le dernier à céder aux charmes enjôleurs de cette côte qui abrita les amours de Didon et d’Énée. Et pour une fois qu’entre le nord et le sud de la Méditerranée le récit n’est pas de guerre mais d’amour, il mérite d’être rapporté. Ma mission ne devait pas pour autant être oubliée et je me rendis à Tunis où je fus reçu par le Bey qui s’exprimait dans un étrange dialecte mêlé d’arabe, d’italien et de français. Tunis est cosmopolite : les Andalous y côtoient les Maltais, les Arabes se mêlent aux Européens pour la grande richesse de la ville. La négociation pour le rachat des deux jeunes femmes fut longue et laborieuse. Leur propriétaire ne devait pas perdre la face et il n’entendait pas se séparer de ces deux perles de son harem sans recevoir en échange des espèces sonnantes et trébuchantes. J’en étais pourvu et après quelques jours d’échanges parfois vifs, le marché fut conclu. Je tairai la somme en jeu. Il serait offensant pour les deux demoiselles qui ont rejoint leurs familles de s’entendre dire ce qu’elles valent…

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Tunis en 1690, vue depuis la Goulette

 

La Ventière ne souhaitait pas pousser plus loin les détails de cette affaire. Je le compris fort bien et reconnus là tout le tact de mon ami qui le rend si précieux au service de sa majesté. Pour le remettre de ses fatigues je lui proposai de se rafraîchir, ce qu’il accepta bien volontiers. Arriva sur ces entrefaites la comtesse du Plessis dont les gesticulations m’étonnaient. La pauvre femme se grattait avec assiduité les bras. Elle me dit son malheur : les puces ! Dès qu’une puce traîne quelque part, elle lui saute dessus, à croire que ces bestioles sont attirées par l’odeur de sa peau. Et c’est ainsi que, toute gesticulante, la marquise du Plessis gagna ma salle à manger où elle se retrouva isolée au bout de la table de peur qu’une puce ne sautât sur l’un de mes convives.

Je vous laisse sur cette farce qui n’en est pas une pour l’intéressée, croyez-moi. Je vous embrasse comme je vous aime, de tout mon cœur.