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18/02/2013

Ruine à La Goulette

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 Il n’est pas nécessaire d’entrer dans la maison pour mesurer le désastre. Le toit éventré, les gouttières suspendues dans le vide, les fenêtres arrachées, les portes béantes, les balcons branlant, le bâtiment porte tous les stigmates d’un abandon ancien et de pillages répétés. A l’intérieur, les prises et les interrupteurs électriques ont été extirpés des murs tout comme les montants des portes. La nature a repris ses droits dans le jardin et commence à envahir l’intérieur de la maison, recouvrant peu à peu de feuilles et de branchages le sol en ciment. Des habitants successifs, il ne reste rien, aucune trace. Rien aux murs, pas un signe de la présence humaine qui a marqué ces lieux pendant des décennies, cent ans peut-être. Les graffitis récents à peine lisibles ne donnent aucun indice, marquant seulement la visite d’adolescents à la recherche d’un abri pour jouer à se faire peur. Les chats, fort nombreux dans ce pays, se sont installés dans ce qui ne tardera pas à devenir une ruine totale, effondrée sur elle-même, à moins qu’avant leur chute un bulldozer ne donne le coup de grâce aux murs lézardés. En ce début de matinée d’été, les lieux sont silencieux. Les chats sont  rentrés se mettre à l’abri après leurs courses nocturnes et dorment à l’ombre des arbres et des buissons qui prolifèrent dans le jardin.

La mer n’est pas très loin, à quelque cent mètres de la maison. Fut-elle celle de pêcheurs cette bâtisse ? Profitaient-ils de la proximité de la Méditerranée pour partir aux aurores relever leurs filets après avoir traversé le mince cordon dunaire ? Mais des pêcheurs auraient-ils disposé des moyens pour louer une maison à un étage et disposant d’un jardinet ? Ils s’entassaient habituellement avec femme et marmots dans de petites bâtisses d’une ou deux pièces dans des ruelles perpendiculaires à la plage, indifférents à la vue sur le large, soucieux de ne pas faire face aux tempêtes et à leurs embruns.

Il suffit de prêter un peu l’oreille pour entendre les cris des enfants. D’un peu de concentration pour que les voix des adultes émergent du silence. Avec l’âge, les corps se déforment, les visages se rident, même les regards perdent de leur brillance. Mais les voix ne changent pas. Elles échappent au naufrage. Elles persistent parfois de manière inattendue. Et celles qui émergent de la vieille maison de La Goulette ne faillissent pas à cette règle. Elles sont les mêmes qu’il y a plusieurs décennies, fortes et joyeuses, accompagnées par Joséphine Baker qui roucoule « J’ai deux amours ». Portée par ces voix et cette chanson, la maison redessine ses contours anciens. Le mur qui sépare le jardin de la dune s’abaisse de quelques mètres et laisse apercevoir une troupe d’enfants qui joue avec un chien noir. Les hommes fument tranquillement leurs premières cigarettes du jour assis autour d’une table en fer toute blanche. Ils sirotent leur café, respectueux de cette tradition bien ancrée en Tunisie. Les épouses sont à l’intérieur, échangeant de leurs voix douces les petits secrets qui animent leurs vies. Elles ont déjà acheté les daurades pour le déjeuner au pêcheur de la ruelle voisine. C’est l’été à La goulette. La maison a été louée pour les deux mois les plus chauds, juillet et août. L’horaire allégé permet aux employés de quitter Tunis et sa fournaise dès 14h et de gagner par le TGM* La Goulette en longeant le chenal qui relie la Méditerranée au port de Tunis. Il y a peu de congés dans ces années 30, mais les rires sont là qui ponctuent les interminables parties de cartes du dimanche après-midi et les cris des enfants qui courent vers la mer si chaude qu’on pourrait y dormir.

Paroles si légères qu’elles finissent par s’évaporer comme la brume du matin, comme le songe d’un jour d’été. La maison n’attend plus qu’une tempête pour s’écrouler. A moins qu’un bulldozer ne vienne la bousculer et enfouir à jamais les cris insouciants de l’été.   

 

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La Goulette, Tunisie, été 2011

 

*Train qui relie Tunis à La Marsa en passant par La Goulette

08/12/2012

Les moineaux de Tunis

 

« Tendre l’oreille. Tendre l’oreille, immobile et attentif, comme si tu étais une palourde. »

Kafka sur le rivage, Haruki Murakami

 

Les moineaux de Tunis volent en bandes.

Comme les étourneaux, ils reviennent des campagnes environnantes au soleil couchant. Ils ne forment pas des petites troupes de quelques dizaines d’oiseaux. Ils se rassemblent par nuages, des  nuages de volatiles qui survolent la ville pour gagner l’avenue Bourguiba. Avant de se poser, ces essaims ailés tourbillonnent dans l’air du soir comme les nuages électroniques qui embellissaient nos écrans d’ordinateurs lorsqu’ils étaient en veille, voici quelques années. Les figures ne sont jamais les mêmes : des vrilles descendantes, des tourbillons horizontaux, des tornades escaladant le ciel de Tunis qui vire au vert avec la nuit qui approche.

Ces milliers, peut-être ces millions d’oiseaux ne se contentent pas de voler en nuages « à l’architecture mobile *».  Ils inondent l’avenue Bourguiba de leurs cris et de leurs piaillements jusqu’à ce qu’ils s’enfoncent dans les ramures des ficus qui bordent et embellissent l’avenue depuis des décennies. Ils entrent et sortent de leurs dortoirs végétaux avec une frénésie incroyable. Indifférents au vacarme des voitures et des tramways, à la foule des badauds qui déambule sur les trottoirs et l’allée centrale, aux fumeurs et aux frimeurs bavards qui envahissent les terrasses de café, aux bourrasques de vent qui secouent les parasols et les branches des ficus, repus par leurs agapes dans les champs autour de Tunis ou sur les décharges à ordures, les oiseaux ont hâte de s’endormir bien au chaud au cœur des arbres de la grande ville, à l’abri des prédateurs de la campagne.

La nuit venue, ils se taisent. L’éclairage public ne les dérange en rien. Ni le défilé des « bizness », ni les appels des jeunes vendeurs de jasmin, ni les belles qui défilent bras-dessus-bras-dessous en quête d’aventure, rien ne les perturbe.

Demain au soleil levant, ils reprendront leurs pépiements, secoueront leurs ailes engourdies, lâcheront quelques fientes sur les tables des cafés et quitteront leurs abris nocturnes pour former à nouveau ces nuages vivants que seuls les travailleurs et les voyageurs matinaux apercevront d’un œil distrait.

La lumière reprendra ses droits. La baie de Tunis virera au bleu et le soleil naissant coloriera de rose les façades blanches.

 

 

 

*Un port, Charles Baudelaire in Petits poèmes en prose

 

15:00 Écrit par Jean Julien dans Tunisie | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : tunisie, tunis, moineaux, nuages, ficus, avenue bourguiba |

07/04/2012

Jean de la Ventière rentre de Tunis

Les Rochers le 27ème jour du mois de juin 1681

 

Ma toute bonne,

Il ne vous a pas échappé que depuis quelques semaines je ne vous donnais plus de nouvelles de mon ami Jean. Il vous reviendra peut-être qu’il m’avait proposé de l’accompagner dans le nord de l’Afrique et que mes affaires en Bretagne m’avaient retenue de ce côté de la Méditerranée. A vrai dire, la perspective d’une traversée maritime ne m’enchantait guère. Outre le mal de mer (je garde d’affreux souvenirs du passage en bateau lors de notre périple vers la Pologne), les risques d’enlèvement par les Barbaresques et la chaleur ne me font point regretter d’avoir privilégié les marches de la Bretagne. Quand j’ai vu dans l’encadrement de la porte de mon salon apparaître la face rougie de Jean de la Ventière, je l’ai à peine reconnu. Les effets du soleil mêlés à ceux de l’air marin et des sortilèges de l’Afrique ont à ce point transformé son apparence que je crus me trouver en présence d’un disciple de Mahomet égaré dans le septentrion de l’Europe.

Non, c’était bien Jean, fatigué par son voyage mais heureux de retrouver sa chère amie et de pouvoir échanger librement avec elle. Ah ! Ma toute bonne, vous n’allez pas en croire vos oreilles. Jean ne m'avait pas clairement confié l’objet de son déplacement à Tunis. Je savais sa mission délicate mais n’en connaissait point l’objet. Sa majesté l’avait mandé outre Méditerranée pour tenter de sauver des griffes des Barbaresques deux infortunées jeunes femmes, de noble extraction, qui furent capturées sur un navire entre Marseille et l’île de Corse. Je laisse la parole au jeune marquis car mes perpétuelles diversions risqueraient d’embrouiller un récit par lui-même complexe.

-        Marquise, dit la Ventière, j’arrivai après une traversée fort calme au port de La Goulette. Tunis est éloignée de la mer de deux ou trois lieues et reliée à celle-ci par un long chenal qui n’est pas toujours praticable. Il me fallut donc effectuer une première halte à La Goulette pour y accomplir quelques formalités d’usage. Je réalisai très promptement que le dépaysement est total dès que vous mettez un pied sur la terre d’Afrique. Les hommes portent de longues robes confortables pour éviter que le soleil ne leur brûle la peau et aérer convenablement leur corps. Quant aux femmes, elles sont invisibles. Elles vivent à l’ombre des hauts murs de leur maison et on ne les voit que dans les grandes occasions comme les mariages. Mais jamais aux enterrements auxquels leur religion leur interdit de participer. Au premier abord, je me retrouvai dans un pays d’hommes, d’une grande familiarité, s’embrassant bruyamment et se promenant bras-dessus-bras-dessous  en devisant joyeusement. Avant de me rendre à Tunis par la chaussée qui y conduit entre deux lacs immenses, je fis un détour par Sidi-Bou-Saïd, un petit village perché au sommet d’une colline qui domine la mer. J’avais ouï dire avant mon départ que notre bon roi Saint-Louis, le IXème, avait dressé son camp près de ce village quand il fit escale en Tunisie au cours de la 8ème croisade dont il avait pris la tête. Hélas, la maladie eut raison de notre bon roi qui fut emporté par une dysenterie incurable. Son corps aurait été rapatrié jusqu’à la basilique de Saint-Denis selon Jean de Joinville qui conta par le menu toute la vie du roi. Mais à Sidi-Bou-Saïd, j’entendis une tout autre histoire. Saint-Louis serait tombé sous le charme d’une jolie jeune femme du cru et, séduit par cette belle et les douceurs de la vie tunisoise,  aurait décidé d’abandonner son trône et sa religion catholique pour se convertir à l’islam et épouser sa nouvelle conquête. Le corps transporté en France serait celui d’un simple soldat, bien mort, pauvre de lui, de dysenterie. Et notre Saint-Louis aurait changé de nom et serait devenu Sidi-Bou-Saïd… Je sens marquise que vous pensez que je divague. Il n’en est rien. La légende est tenace près de Carthage et elle est si belle qu’elle mérite d’être contée. Saint-Louis n’aurait été ni le premier ni le dernier à céder aux charmes enjôleurs de cette côte qui abrita les amours de Didon et d’Énée. Et pour une fois qu’entre le nord et le sud de la Méditerranée le récit n’est pas de guerre mais d’amour, il mérite d’être rapporté. Ma mission ne devait pas pour autant être oubliée et je me rendis à Tunis où je fus reçu par le Bey qui s’exprimait dans un étrange dialecte mêlé d’arabe, d’italien et de français. Tunis est cosmopolite : les Andalous y côtoient les Maltais, les Arabes se mêlent aux Européens pour la grande richesse de la ville. La négociation pour le rachat des deux jeunes femmes fut longue et laborieuse. Leur propriétaire ne devait pas perdre la face et il n’entendait pas se séparer de ces deux perles de son harem sans recevoir en échange des espèces sonnantes et trébuchantes. J’en étais pourvu et après quelques jours d’échanges parfois vifs, le marché fut conclu. Je tairai la somme en jeu. Il serait offensant pour les deux demoiselles qui ont rejoint leurs familles de s’entendre dire ce qu’elles valent…

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Tunis en 1690, vue depuis la Goulette

 

La Ventière ne souhaitait pas pousser plus loin les détails de cette affaire. Je le compris fort bien et reconnus là tout le tact de mon ami qui le rend si précieux au service de sa majesté. Pour le remettre de ses fatigues je lui proposai de se rafraîchir, ce qu’il accepta bien volontiers. Arriva sur ces entrefaites la comtesse du Plessis dont les gesticulations m’étonnaient. La pauvre femme se grattait avec assiduité les bras. Elle me dit son malheur : les puces ! Dès qu’une puce traîne quelque part, elle lui saute dessus, à croire que ces bestioles sont attirées par l’odeur de sa peau. Et c’est ainsi que, toute gesticulante, la marquise du Plessis gagna ma salle à manger où elle se retrouva isolée au bout de la table de peur qu’une puce ne sautât sur l’un de mes convives.

Je vous laisse sur cette farce qui n’en est pas une pour l’intéressée, croyez-moi. Je vous embrasse comme je vous aime, de tout mon cœur.