29/04/2012
Jean de la Ventière à Kairouan
Les Rochers, le 5ème jour du mois de juillet 1681
Ma toute bonne,
Depuis l’arrivée de Jean de la Ventière au château des Rochers, les journées s’écoulent paisiblement. Il a dans la tête maints souvenirs de voyages et il nous les livre comme s’il lisait un livre. La marquise du Plessis, cette voisine dont la peau attire les puces, en est tout esbaudie. Elle se demande comment Jean peut disposer d’une mémoire aussi vaste et précise. Il faut dire, sans mettre en branle mon penchant pour la médisance, que le plus lointain des voyages de cette pauvre marquise fut pour Vitré qui n’est séparée des Rochers que par quelques lieues. Et, que je sache, la Plessis n’a point lu beaucoup de livres qui permettent à l’esprit de vagabonder quand le corps est au repos.
Pour notre plus grand plaisir, et pour agrémenter les longues après-midi pluvieuses de ma chère Bretagne, Jean a poursuivi le récit de son périple en Tunisie. Il n’a séjourné que quelques semaines à Tunis pour négocier le rachat des deux demoiselles enlevées sur la Méditerranée et retrouvées dans un harem. Son devoir accompli, Jean décide de se rendre à Kairouan où fut édifiée voici des siècles une mosquée fameuse qu’il voulait admirer de ses propres yeux. La route vers Kairouan se dirige dans un premier temps vers le jebel Ressas avant de s’orienter vers le jebel Zaghouan qu’elle finit par laisser sur sa gauche avant de franchir un col au pied du jebel Fkirine. Je ne sais trop pourquoi Jean prend grand soin de nommer toutes ces montagnes que probablement je ne verrai jamais. Je lui ai posé la question. Il s’agit pour lui de nous rendre sensibles à la magie de ces noms. Qu’il eût dit « montagne » et non « jebel », le charme de son récit n’eût point été le même. Je vais d’ailleurs vous rapporter ses propos le plus fidèlement que ma défaillante mémoire me le permettra. Vous en serez ainsi vous-même, ma toute bonne, enchantée.
"Les montagnes franchies, nos chevaux dévalent vers des steppes immenses. Le paysage vers le sud change du tout au tout. Finie la magie des pentes boisées et des sources qui chantent. Ce ne sont que plaines brunes ou blanches, sèches, où le regard ne se pose que sur de rares arbustes, parfois un palmier. Croyez-moi, mes amis, dans un tel vide, vous avez le temps de réfléchir, comme sur un bateau lors d’une longue traversée. Le plus surprenant fut pour moi de découvrir d’innombrables cactus qui ressemblent à des arbres tant ils sont grands. Ces monstres végétaux forment des haies impénétrables et font les délices des chameaux, voire des ânes lorsqu’ils sont hachés. Les dromadaires les croquent, épines comprises, comme notre marquise de Sévigné croque des friandises au chocolat. Ces cactus donnent des fruits que les habitants des campagnes ne prisent guère. Pourtant ces figues de barbarie qui se vendent à Tunis par charrettes entières.
Vous imaginez mon impatience d’arriver à Kairouan. J’avais toute confiance en mon guide, Hassan, mais j’avais envie de me désaltérer et de secouer toute la poussière qui s’accumulait sur mes vêtements. A peine franchis les hauts remparts qui entourent la ville, nous descendîmes de nos montures pour nous précipiter dans un café. Après les plaines éblouissantes, le bleu du ciel inondé de lumière, pénétrer dans un intérieur obscur me procura un grand repos aux yeux. Quel plaisir que celui de l’ombre après les griffures du soleil ! Nous nous allongeâmes Hassan et moi sur des nattes munies de quelques coussins pour reposer nos nuques. Quelques hommes (les femmes ne sont pas autorisées en ces lieux) vêtus de burnous, avec parfois une chéchia rouge ou un turban sur la tête, devisaient autour de nous, adossés aux colonnettes peintes qui soutenaient les voûtes en arc du toit. Derrière un simple muret se préparaient le café et le thé, à même des charbons ardents. Après un grand verre d’eau bien fraîche, nous dégustâmes un café mêlé de beaucoup de marc. Hassan me dit que certaines femmes savent lire l’avenir dans ce marc. Je ne crois guère à ces superstitions et je préférais l’interroger sur les nombreux regards indiscrets, à mon idée du moins, insistants, selon mon éducation, qui se posaient sur nous. Ces regards n’étaient point du tout malveillants mais ils m'intriguaient. Je fis part de mon observation à Hassan qui éclata de rire. Il me confia que maints de ses frères, comme tout mohametan appelle son prochain, sont dotés d’une grande curiosité et aiment échanger avec les étrangers. Rassuré qu'il ne s'agissait point de regards espions, je confiais à Hassan combien ma fatigue était grande et nous nous dirigeâmes vers un vaste caravansérail où nous pûmes, enfin, prendre du repos. Nous remîmes au lendemain la visite de la grande mosquée. Et c’est bercé par un air de malouf que je tombai dans les bras de Morphée…"
Ma toute bonne, je vous réserve la suite du récit de Jean bien au chaud dans ma cervelle. Je sais votre esprit fureteur et ne le priverai point des derniers épisodes de la relation de la Ventière. Vous constatez, ma chère âme, après la Pologne et Venise où je fus avec Jean, combien le contraste est grand avec cette terre africaine. Mais je sais par expérience, et en écoutant mon ami le marquis, qu’ici aussi bien que là-bas la tendresse des hommes et des femmes est la même. Ici elle s’exprime par une touffe de jasmin, là-bas par une rose ou un brin de muguet.
Je vous laisse en vous embrassant comme je vous aime, de tout mon cœur.
19:39 Écrit par Jean Julien dans Lettres de la marquise de Sévigné | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : tunisie, kairouan, jebels, cactus, marc de café |