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28/12/2011

La marquise de Sévigné à Paris

 

A Paris en ce 15 mai 1681

Ma toute bonne,

Ma joie est grande d’être en repos depuis deux semaines. Toutes ces lieues parcourues par monts et par vaux m’avaient harassée et j’étais fourbue comme une vieille jument qui aurait trop tiré la charrue. L’air de Paris en ce joli mois de mai me convient. L’hôtel de Carnavalet est  bien paisible. Mes amis passent deviser et me rapportent les derniers bruits de la cour qui s’agite à Versailles, loin d’ici. Les maîtresses de sa Majesté, les frasques de Monsieur, le frère du roi, bref tout ce tintoin qui me fatigue les oreilles mais qui doit parvenir jusqu’à moi si je ne veux pas mourir idiote et paraître ridicule auprès de mes visiteurs. Il me faut tenir mon rang. Détenir la dernière rumeur me confère une auréole, qui n’est certes pas de sainteté, mais qui élève mon statut. Il me plaît parfois de lancer moi-même ces rumeurs, par défi, pour suivre leur vie et examiner sous quelle forme modifiée elles me parviendront en retour. La Ventière prend un grand plaisir à pister ces petites et modestes comètes dont la trajectoire transforme la voilure.  

Mais je m’égare, ma plume va comme une étourdie*. Soyez rassurée, vous ma fille si honnête, je ne sombre jamais dans la médisance. Ma pudeur me l’interdit et notre religion la proscrit. Je ne peux cependant pas m’empêcher de vous relater ce qui fit éclater de rire tout ce qui compte en la capitale. La Ventière s’en fut à Versailles voici quelques jours pour rendre compte de son périple polonais et faire état au roi des relations du royaume de France avec Venise. Je ne suis pas au fait de ces secrets d’État et me garde bien d’interroger Jean à ce sujet. Quand il revint de la cour, il me rapporta que Versailles est en perpétuel chantier et que les courtisans éprouvent maintes difficultés à se loger. Certains s’entassent dans quelques pièces mansardées au mépris de leur rang et du confort que leur sang devrait leur réserver. Ils préfèrent laisser leurs châteaux vides, livrés aux rats et aux araignées, que de se tenir loin du Roi et des faveurs qu’il peut leur octroyer. C’est ainsi.

La Ventière revint donc de Versailles fort excité par une altercation dont il fut le témoin dans la grande galerie des glaces où les miroirs magnifient la lumière en la multipliant  et où tout à chacun peut contempler sa propre fatuité. Deux petits marquis, de basse extraction mais de grand caquet,  piaillaient comme deux poules en train de pondre. Un rassemblement s’opéra rapidement autour des deux courtisans. Il s’avéra que l’un des deux avait traité l’autre de « belaou ». « Belaou, belaou ! Mais pourquoi me traitez-vous ainsi, jeune impudent » disait le plus âgé au plus jeune. « Oui, belaou ! Et je pèse mon mot. » rétorqua le benjamin. Les curieux assemblés ne comprenaient pas qu’on puisse se plonger dans un tel état pour un mot dont le sens leur échappait totalement. La Ventière qui a, comme vous le savez ma toute bonne, sillonné le monde, éclata d’un rire inextinguible. « Belaou ! » Il n’avait pas entendu cet adjectif depuis bien longtemps. Depuis une traversée entre Marseille et Tunis sur une galère du Roi où sévissait une engeance de chiourme aussi cosmopolite que la cargaison des animaux de Noé sur son arche. Parmi eux quelques barbares raflés sur les côtes de l’Afrique du Nord. Qui s’exprimaient selon La Ventière dans un arabe mâtiné de berbère. C’est sur cette galère qu’il avait entendu les rameurs de la chiourme s’invectiver avec ce « belaou ». En s’approchant de l’un d’eux, qui semblait moins sauvage que les autres, il lui demanda ce que ce mot étrange signifiait. Le barbare, ne parlant pas un traître mot de notre langue, fit avec sa main droite fermée un signe arrondi autour de son nez. « Ivre, saoul ! »  comprit la Ventière. Et les deux petits marquis utilisaient à leur tour cet adjectif qui avait voyagé jusqu’à la cour on se demande comment. « Messieurs, messieurs, du calme ! » dit Jean. « Vous seuls connaissez le sens de « belaou ». L’avez-vous entendu ce mot du côté de Marseille ou de Toulon ? ». « Oui, répondit le benjamin. Sur les quais de Toulon où quelques galériens pris de boisson se battaient. » « Alors, brisons-là ! Il n’y a point d’offense quand le mot et la chose qu’il désigne ne sont point assemblés dans l’esprit des auditeurs. Si je dis : « Bela fou mouk, chouya ! » Personne ne me contredira.  Alors que ces quelques mots sont fort impertinents en tunisien. Brisons-là messieurs. Ce ne sont qu’enfantillages indignes de votre rang. »

Les deux compères partirent en riant vers le grand salon d’Hercule où quelques tables de jeux avaient été disposées. La Ventière avait apaisé cette querelle naissante qui l’avait fort diverti et qu’il me conta par le menu. Il en profita pour m’informer d’une nouvelle ambassade que le Roi lui avait confiée. A Tunis, ma toute bonne. Sur la côte des barbares ! Il en est ravi car il aime l’aventure. Je le suis moins car il me propose de l’accompagner… Non pas que sa compagnie m’ennuie bien au contraire. Mais traverser la Méditerranée ! A mon âge ! Nous verrons. Je termine cette missive au plus vite pour ne point rater la poste de Provence.

 

Je vous embrasse comme je vous aime, tendrement.

 

 

 

*Formule empruntée à la vraie marquise…