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13/11/2009

Le souper chez le cardinal

Paris le 12 novembre 1680


Ma toute bonne,

Le Cardinal de Grenellini me fit l’honneur voici quelques jours de m’inviter en son hôtel de Tartignac rue de Pernelle. Si la toute nouvelle demeure du Prince de l’Église est fort élégante, l’étroite rue de Pernelle est un perpétuel chantier, encombrée par des charrois de pierres, envahie par le bruit incessant des équarisseurs sans vous parler des troupeaux de vaches que des pique-boeufs conduisent en hurlant vers les abattoirs des bords de Seine. J’ai le sentiment que mon ami La Bruyère n'aurait pas d'embarras à décrire notre Paris en travaux permanents s’il venait à emprunter cette rue toute de guingois.

Mais comme à mon habitude je m’égare dans des diversions qui m’écartent de l’essentiel.

Le cardinal m’a donc invitée pour le souper, à la mode nouvelle vers 7 heures du soir. Mon carrosse pénétra dans la cour de l’hôtel de Tartignac derrière celui de la Marquise des Nonnes dont je vous ai déjà parlé. La voiture de la Marquise de Lefeuvre était déjà parquée, les chevaux dételés… Je compris que la Lefeuvre avait tenu compagnie au Cardinal tout l’après-midi.

Madame des Nonnes et moi-même montâmes de conserve les quelques marches du perron et nous fûmes accueillies dans le vestibule par un nouveau laquais du Cardinal, de belle corpulence mais d’une peau si noire qu’elle en brillait. Ma toute bonne, je n'avais jamais vu d'aussi près une telle créature, aussi bien découplée qu'effrayante. Cet impressionnant laquais nous conduisit au grand salon bleu si magnifiquement meublé. Aux côtés du Cardinal trônait la Lefeuvre avec son petit air de ne pas y toucher. L’éternel Marquis des Maquereaux était déjà là, affublé de son air satisfait et narquois.

Sur ce, arriva le Comte de la Ventière qui, après nous avoir salués avec la politesse dont il est coutumier, nous dit être rentré le jour même de ses terres du duché de Mayenne. Monsieur de la Ventière fut pendant quelques années l’ambassadeur de sa Majesté au royaume de Pologne. Il fut auparavant chargé par le Roi d’explorer les côtes du Golfe de Guinée. On dit même qu’il se rendit jusqu’à Fort-Dauphin dans cette île si lointaine de l’océan Indien qu’on nomme Madagascar. Tous ces voyages pour le compte de sa Majesté ont entouré le comte d’une réputation d’espion dont il se défend, mais les rumeurs ont la vie dure comme vous le savez.

Un second laquais apparut dans l’embrasure d’une porte pour annoncer que le souper de Monsieur le Cardinal était servi. Si le premier laquais était noir de peau, celui-ci était aussi blanc et blond qu’un Germain ou un Suédois. Décidément, le Cardinal aime l’exotisme, du moins dans les personnes à son service. Après un «Merci Jonas» adressé au laquais, le Cardinal nous pria de le suivre vers la salle à manger à travers les salons de musique, puis de jeux et ensuite de la magnifique bibliothèque qui me fit pâlir d’envie. Imaginez des livres tous reliés de cuir et dorés sur tranche, sur trois murs de six mètres de haut.

Arrivés dans la salle à manger entièrement meublée de bois d’acajou, le Cardinal pria Madame de Lefeuvre de prendre son vis-à-vis. Je me retrouvai à la droite du prince et Mme des Nonnes à sa gauche. Monsieur de la Ventière prit place entre La Lefeuvre et moi-même tandis que ce fat de Maquereaux s’assit à la droite de celle-ci. Vous savez comme moi toute l’importance du placement des invités dans le monde. La Lefeuvre, qui n’a guère de cervelle mais connaît les usages, rayonnait à la place d’honneur tandis que la des Nonnes se sentait déclassée bien qu’elle fût près du Cardinal. Elle fut elle-même voici quelques années à la place aujourd’hui occupée par la Lefeuvre. Vous comprendrez sans peine ma toute bonne ce qu’elle put éprouver…

Le grand laquais noir, que le Cardinal appela Lucien, ce que je trouvai fort peu exotique, nous servit un moelleux de choux fleurs et de saumon fumé. Ce nouveau chou arrivé depuis peu d’Amérique est fort prisé par notre bon Roi qui le fait servir régulièrement à sa table. Nous bûmes un vin blanc de Chablis que j’adore. Dès cette entrée, je sentis que le Cardinal n’avait d’yeux que pour la Lefeuvre et qu’il se préparait à faire une annonce. M. des Maquereaux devait être dans la confidence car il souriait d’un air entendu promenant son regard goguenard du Prince à la Marquise. Je perçus que M. de la Ventière devenait nerveux. Il avait entendu à la cour que sa Majesté envisageait de lui confier une nouvelle ambassade et il craignait qu’une indiscrétion n'ait alerté le Cardinal, qui n’était pas vraiment son ami.

Après les volailles vinrent les rôtis, et au dessert, un croquembouche aux fruits confits, après que le bouchon de la bouteille de Champagne eut sauté, il se dressa sur son séant et levant son verre déclara d’un ton enjoué: «Mes amis, je vais vous apprendre une bonne nouvelle. Sa Majesté dans sa grande sagesse a décidé de nommer une femme ambassadeur. Ma chère Marquise, ajouta-t-il en pointant son verre vers La Lefeuvre, vous rejoindrez bientôt Rome où sa Majesté vous mande pour la représenter. Comme je dois visiter le Pape, je vous accompagnerai dans ce long et périlleux voyage depuis Paris.»

Je crus que M. de la Ventière allait défaillir. Le ministre du Roi, M. de Seychelles, lui avait laissé entendre qu’il rejoindrait prochainement la ville antique. Le dépit se lut sur son visage.
Je craignis pendant quelques secondes que M. de la Ventière ne sautât de son siège pour griffer le visage poupin de la Lefeuvre. Heureusement, un tel esclandre nous fut épargné : le laquais Jonas ouvrit la porte à deux battants de la salle à manger et annonça : «Mme la Marquise de Montalenvers!»

La Montalenvers, parée de tous ses atours, paraissait confuse, surprise de nous voir au dessert. «Mais Monsieur le Cardinal, dit-elle timidement, vous m'aviez conviée pour 9h du soir...» Les doutes que j'avais sur l'état cérébral de la Marquise se confirmèrent. Sa mémoire vacille. Le Cardinal usa de toute sa courtoisie pour rassurer la pauvre Montalenvers et ne pas aggraver son désarroi.

Son entrée inopinée eut cependant le mérite de faire diversion et de détendre l'atmosphère.

Je vous embrasse comme je vous aime.

10:03 Écrit par Jean Julien dans Lettres de la marquise de Sévigné | Lien permanent | Commentaires (0) |

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