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19/06/2012

Jean de la Ventière visite la grande mosquée de Kairouan

Aux Rochers le 21ème jour de juillet 1681

 

Ma toute bonne,

 

Je rentre tout juste d’une visite qui m’a coûté bien du désagrément. Je ne pouvais pourtant  point m’y soustraire. A supposer que je l’eusse pu, soyez sûre que je serais restée aux Rochers.

Vous souvenez vous des Delannoy ?  Je ne pense pas que votre mémoire se soit encombrée de ces tristes bourgeois dont il me faut pourtant supporter la compagnie une fois l’an. Le lin et le chanvre ont bâti leur fortune et leur fabrique de draps est prospère. Ils fournissent maints régiments de l’armée de notre bon roi. Mon défunt époux, qui avait le sens des affaires à défaut de m’être fidèle, avait placé chez eux quelque capital, décelant que ces Delannoy appartenaient aux gens industrieux et honnêtes. Bien lui en prit car la fabrique Delannoy me verse chaque année un revenu non négligeable. Ces tisserands sont installés à Laval dans un petit hôtel particulier qu’ils ont acheté à un aristocrate ruiné par le jeu. Leurs ateliers jouxtent la Mayenne qui leur apporte l’eau pour le rouissage et la force pour les métiers à tisser. Pour me remettre les écus qu’ils me doivent, les Delannoy m’invitent chaque été. Et je suis à cette occasion toujours aussi surprise par ce couple qui offre une particularité étonnante. On le dirait composé d’un frère et d’une sœur. Il n’en est rien fort heureusement. Mais ils ont deux corps semblables, longs et émaciés, de tailles à peu près identiques. Outre ces corpulences si proches, leurs visages résonnent l’un dans l’autre. Têtes petites perchées au sommet de longs corps, mentons fuyants, bouches amères aux lèvres tendues vers le bas, nez fins et pointus. Seuls leurs yeux diffèrent. De fouine pour le mari car enfoncés, petits et mobiles. De biche pour l’épouse par leur taille, mais fixes et noirs. Sans expression.

Ils sont tristes comme des hiboux nos Delannoy. Toujours pressés comme des rats. Je me demande bien pourquoi ils passent le plus clair de leur temps à scruter leur horloge et à lui reprocher de ne pas écouler plus vite les minutes de ses heures. Ils ne se sont point départis de leurs vieilles habitudes d’artisans drapiers et sont demeurés réglés sur les horaires de leurs ateliers, tout enrichis qu’ils sont. Quoi qu’il en soit, leur ressemblance morale et physique est troublante. Ce sont-ils choisis parce qu’ils sont la copie l’un de l’autre, comme des jumeaux ? Je ne le pense pas car de nos jours les époux ne se choisissent guère. Les parents font les mariages au gré de leurs intérêts. Peut-être alors est-ce la durée de leur vie commune qui a induit cette similitude ?  

Revenue aux Rochers avec mes écus bien rangés dans mon escarcelle, je trouvai la Ventière de retour de sa promenade vespérale avec sa fidèle jument Nyctalope. Vous allez penser que je saute du coq à l’âne mais je tiens à vous écrire le dernier épisode du récit du séjour de Jean en Tunisie. Je vous sais férue de nouveautés et le récit de Jean va vous enchanter.

 

« Avant de quitter Kairouan, je m’en fus visiter la grande mosquée, dite aussi Djamâ-Sidi- Oqba. Hassan me guidait comme les jours précédents. Quand nos ancêtres entreprirent la construction de Notre-Dame-de-Paris, la mosquée de Kairouan était érigée depuis six siècles. Imaginez une forteresse ceinte de hauts murs blanchis à la chaux, éblouissant au soleil. Puis l’ombre d’une galerie qui sur trois côtés ferme une immense cour dallée. Face au minaret, lourd et puissant comme nos tours du Moyen-Age, se trouve la salle de prières dont le toit est porté par une forêt de colonnes dont nul ne s’est risqué à les compter, de peur de devenir aveugle. Toutes en granit ou en marbre, toutes issues des anciennes villes romaines, elles ont trouvé ici une seconde vie. Une atmosphère de piété saisit le visiteur dès qu’il pénètre dans la salle de prière. Les tapis alignés sur le sol étouffant le moindre bruit, la pénombre, le jeu des colonnes se masquant l’une l’autre et découvrant sans fin un espace nouveau, tout conduit au recueillement, à la sérénité de l’âme. Hassan dut me tirer de ma méditation pour me conduire dans la vaste cour et plus particulièrement vers une colonne de galerie, surmontée d’un chapiteau aussi ancien qu’elle.

-          Regarde bien Jean. Que vois-tu gravé sur ce chapiteau ?

Je n’en crus pas mes yeux. Une croix. Une croix chrétienne. Ce chapiteau provenait donc d’une antique basilique byzantine quand la Tunisie était chrétienne. Inattention des bâtisseurs ? Méconnaissance des signes chrétiens ? Indifférence ? Ou tolérance ?

-          Hassan, dit la Ventière, il me revient que dans le Haut-Languedoc que je traversai voici quelques mois, je fis une halte au pied de la chapelle de Saint-Pierre-de-Rhèdes non loin des rives de l’Orb. Cette chapelle bâtie par de pieux moines offre au visiteur curieux une particularité aussi étonnante que la croix de la mosquée de Kairouan. Une porte latérale s’ouvre au sud du bâtiment, elle est encadrée par deux antiques colonnes elles aussi d’époque romaine. Elle est surmontée d’un linteau sculpté d’étranges motifs géométriques. En y regardant de plus près, ces motifs reproduisent deux lettres de l’alphabet arabe. Alef et lam. Deux lettres qui rassemblées célèbrent la gloire d’Allah. Quel artiste musulman s’est-il arrêté en ce coin reculé du Languedoc pour graver ces lettres ? Comment ont-elles pu traverser plusieurs siècles sans être effacées ?  Ont-elles été protégées par l’ignorance des moines et des fidèles, certains de ne voir là que de purs jeux géométriques ? Mais leurs regards se posaient-ils jamais sur ce linteau ?  Tant de nous ont les yeux tournés en-dedans !

Marquise j’arrête là mon récit de peur de vous rabattre les oreilles. Le retour vers Tunis, la traversée de la Méditerranée furent passionnants. Mais ils ne méritent pas une attention spéciale. »

Ma toute bonne, Jean sait nous montrer les hommes et les femmes en mouvement. Il sait nous dire que ceux que nous croyons éloignés de nous sont souvent plus proches que nous l’imaginons.

Je vous embrasse comme je vous aime, de tout mon cœur. Vous êtes loin de mon âme dans votre château de Grignan mais à chaque instant le souffle de votre respiration vient frôler mes joues.

 

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Le linteau (détail) de la porte sud de la chapelle Saint-Pierre-de-Rhèdes, Lamalou, Hérault

 

 

 

 

 

11/06/2012

Kotoko et les baleines

 

Kotoko est rassuré. Son ami, Vieux Charlie, a accepté de le conduire à Pram-Pram au bord de la plage. Ils utilisent la Suzuki, surnommée « Je ne sais pas par quel miracle je roule, mais je roule… » (traduction approximative de l’éwé), et rallient rapidement le village de Pram-Pram avant de prendre la route qui conduit au bord de l’océan. La plage est immense. On la dirait sans fin. On pourrait y marcher des heures sans voir son extrémité. C’est cela qui plaît à Kotoko : le sable infini et le bruit monotone des vagues qui viennent mourir sur le rivage.

Notre hérisson est enfoui dans sa rêverie quand ses amis pêcheurs le rejoignent. Ils se dirigent vers leur pirogue et se préparent pour une partie de pêche en haute mer.

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Des bancs de thons ont été signalés au large et comme ces poissons se vendent bien au marché de Tema, il serait intéressant d’en pêcher beaucoup. Kotoko n’a nullement l’intention d’accompagner ses amis mais ces derniers insistent.

-          Kotoko, notre petit hérisson chéri, viens avec nous. Tu es notre mascotte. Tu nous porteras chance. Si tu nous accompagnes, nous rapporterons du poisson !

-          Merci pour l’invitation, les amis. Vous savez que je n’aime pas beaucoup l’eau, encore moins quand elle est salée ! Et toutes ces vagues qui vous brinquebalent dans tous les sens !

-          Ne t’en fais pas ! Tu fermeras les yeux quand nous franchirons la barre. Et nous emportons de l’eau douce pour nous désaltérer.

-          Ah ! Que ne ferais-je pas pour vous faire plaisir ! Au diable mes appréhensions ! Embarquons ! finit par céder Kotoko.

Sitôt dit, sitôt fait. Les pêcheurs poussent la barque vers l’océan en s’aidant de troncs d’arbre sur lesquels ils roulent la lourde barque. Puis vient l’instant où l’embarcation entre en contact avec l’eau et devient difficilement contrôlable. Il faut éviter qu’elle ne se mette de travers ce qui l’exposerait à un chavirage. Les amis de Kotoko sont expérimentés et ils s’aident d’un câble tendu au large pour progressivement glisser la pirogue sur l’eau. Kotoko a peur, mais il n’en montre rien car il veut paraître courageux devant l’équipage.

 

Et vogue le petit navire ! Le moteur est en route. L’étrave fend les vagues en soulevant d’énormes paquets d’embruns et d’écume. Tout le monde est trempé. Kotoko l’est jusqu’à sa dernière épine ! Heureusement qu’il ne fait pas froid. L’eau de mer qui sèche laisse cependant sur la peau des traces de sel qui finissent par piquoter.   

Après quelques heures de navigation vers le large, un des marins aperçoit un petit geyser à la surface de l’océan.

-          Je me demande s’il ne s’agit pas d’une baleine, dit le capitaine Kodjo. Elles viennent  chaque année dans les parages pour se reproduire. Il va falloir faire très attention car si l’une d’entre elles nous soulève, nous finirons comme Jonas, dans son estomac. Certes l’estomac d’une baleine est grand comme une maison, mais pour en sortir, il n’y a pas d’escalier !

-          Regardez, crie Kotoko, la baleine sort de l’eau. On voit son dos immense, lisse comme une ardoise. Et maintenant sa queue qui fouette les vagues ! C’est magnifique ! Je ne regrette pas de vous avoir accompagnés, mes amis !

Kotoko se réjouit peut-être un peu trop vite. Il n’y a pas une baleine isolée autour de la pirogue mais tout un banc qui poursuit un immense nuage de petits poissons dont les baleines raffolent. C’est à celle qui ira le plus vite, qui plongera la première pour avaler des dizaines de kilos de poissons d’un coup. Il en faut des tonnes pour nourrir ces grandes carcasses. Les baleineaux ne sont pas en reste. Aux côtés de leurs mères, ils imitent leurs mouvements pour attraper un maximum de nourriture vivante puis remonter à la surface pour prendre de l’air avant de replonger. Le spectacle est grandiose. La pirogue de Kodjo est ballotée mais elle tient bon. On dirait que les baleines tiennent compte de sa présence et la protègent. Depuis longtemps les pêcheurs de Pram-Pram ne s’attaquent plus aux baleines. Ils respectent ces mammifères qui ont été la proie des hommes pendant des siècles. Il y eut même un président de la République dans un pays voisin du Ghana qui s’amusait à tirer sur les baleines depuis un hélicoptère !  Et il n’y a pas si longtemps.

Le grand tumulte s’apaise progressivement. L’estomac des baleines doit désormais être rempli. Les cétacés se calment et tournent lentement autour de la pirogue. Ils se rapprochent de l’embarcation au point de la frôler. Pas pour la renverser. Pour jouer tout simplement. Kotoko peut ainsi voir de très près les petits yeux malins des baleines et il découvre que leur peau, épaisse de plusieurs centimètres, est par endroit couverte de parasites, de coquillages entre autres.

-          Je trouve que rôde une drôle d’odeur. D’où cela peut-il venir ? dit Kotoko.

-          Ah ! s’exclame Kodjo, le capitaine expérimenté, on voit que tu n’as jamais fréquenté nos amies les baleines. Tous ceux qui les ont approchées te diront qu’elles puent. Tous les parasites qui leur collent à la peau, tous les détritus qui embarrassent leurs fanons, tout cela dégage un parfum nauséabond… Tu vois Kotoko, les baleines sont magnifiques. Et cependant elles ne sentent pas bon ! On devrait leur acheter des brosses à dent et du dentifrice !

-          Bonne idée, reprend Kotoko. Mais où trouver des brosses à dent de plusieurs mètres ? Et puis les baleines n’ont pas de mains pour tenir la brosse… Les baleines ne sentent pas bon. C’est ainsi. 

 

Il est maintenant temps de rentrer à Pram-Pram. De gros nuages s’accumulent vers l’est et c’est le signe qu’on orage approche. Il ne fait pas bon être en mer quand le tonnerre gronde. Arrivé près de la plage, Kotoko salue ses petits amis qui font du surf sur de vieilles planches.

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 Il les rejoindrait bien volontiers mais il est déjà tout trempé des embruns sur la pirogue. Que serait-ce sur une planche de surf ! La pêche n’a pas été fructueuse mais Kotoko revient à terre avec une moisson de souvenirs inoubliables. Des baleines ! Et des baleines qui puent ! On ne les sentira jamais devant un écran de télévision !

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Le retour des pirogues à Pram-Pram

07/05/2012

Les vendeurs ambulants de Tema

Pour Charles Najib Nader qui m'a aidé à préparer cette histoire

 

Kotoko ne dort pas beaucoup quand il est chez lui à Tema au Ghana. Les nuits sont souvent très chaudes et ses voisins veillent tard et se lèvent tôt. Ils sont debout vers 5 heures du matin avant que le soleil ne se lève. Et dès qu’ils ont un œil ouvert, les voisins allument leurs radios et mettent le son très fort. Dans un joyeux tintamarre de musiques emmêlées, ils profitent des heures fraîches pour se préparer avant de partir au travail : se laver, déjeuner rapidement et, si possible, faire un peu de ménage.

Balayer la cour par exemple, courbé en deux pour manier le petit balai de fibres auquel personne n’a jamais pensé à ajouter un manche. Il est vrai que ce petit balai produit un son très particulier lorsqu’il est frotté sur le ciment. Le rythme ne serait pas du tout le même avec un manche. Il n’y a donc aucune raison de changer cette habitude !

Définitivement réveillé par tous ces bruits, Kotoko sort échanger avec Vieux Charlie, son ami le gecko. Notre hérisson lui raconte toutes les aventures qu’il a vécues au cours de son long voyage en Europe. Charlie écoute d’une oreille très distraite. Il sait Kotoko bavard et n’écoute pas tout ce qu’il dit.

« Ela pipi, ela pipi* ! » entend-t-on tout à coup depuis la ruelle qui longe la maison de Kotoko. C’est « ela pipi to* » qui passe avec son chargement de poissons séchés sur la tête. Elle les a achetés ce matin au port de pêche, les a bien entassés dans son immense bassine et elle vient les vendre dans les quartiers.

« Ela pipi to ! » crie Kotoko pour que Gifty, c’est le prénom de la vendeuse, s’arrête. Il ouvre le portail d’entrée et aide Gifty à descendre le lourd chargement de poissons posé sur sa tête. Il en achète deux gros, donne quelques cédis à la vendeuse, l’aide à replacer la bassine sur sa tête et à bien la caler sur le petit coussinet prévu à cet effet. « Ela pipi » crie à nouveau  Gifty pour reprendre son commerce sans délai.

Kotoko renoue sa conversation avec Vieux Charlie quand le son aigu d’une clochette se fait entendre. « Ce doit être mango, ene, kodu to** » dit Charlie. Il a l’habitude de passer par ici à cette heure. Et en effet, quand la clochette se calme, on entend  « Mango, ene, kodu ! » et on aperçoit la bassine pleine de fruits au-dessus du portail d’entrée. C’est Bismarck qui arrive avec son lourd chargement. Kotoko achète quelques fruits qui désaltèreront Vieux Charlie.

Le défilé de vendeurs ambulants se poursuit toute la matinée. « Nu nya la » vient proposer ses services. La machine à laver n’étant pas très répandue dans le quartier de Kotoko et les coupures d’eau, voire d’électricité, fréquentes, Ebenezer vient laver le linge à la main au domicile de ses clients. Il travaille courbé en deux au-dessus de grandes bassines qui débordent de mousse de lessive. Kotoko et Vieux Charlie ne portent pas de vêtements. Leurs épines et leurs écailles leur suffisent ! Ils remercient Ebenezer d’être passé et ce dernier poursuit son chemin. Suit « Aha dzra la » le vendeur d’alcool qui n’a guère de succès auprès de nos deux amis qui ne consomment pas d’akpeteshie, le vin de palme fermenté qui monte facilement à la tête.

« Nududu dzra la**** » termine le défilé. Kotoko le connaît bien « Kwamé ! Kwamé ! Arrête-toi ! J’adore le « cotombré » que tu prépares. J’aime les insectes mais les feuilles de manioc cuites avec du poisson séché et de l’huile de palme, je m’en régale ! »

Après avoir payé Kwamé, nos deux amis déjeunent copieusement. Une fois leur repas terminé, ils font une bonne sieste pour laisser passer les heures les plus chaudes de la journée.  

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Un bon plat de "cotombré"

 

*En éwé, une des langues du Ghana : vendeuse de poisson séché (ela pipi : poisson séché)
**Vendeur de fruits : mango, mangue, ene, noix de coco, kodu, banane
***Laveur de linge : Nu nya la
****Vendeur de plats cuisinés

Note: " to" comme "dzra la" signifie "celui qui vend, le vendeur"

 

17:33 Écrit par Jean Julien dans Aventures de Kotoko et autres | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : tema, ghana, vendeurs, éwé |

29/04/2012

Jean de la Ventière à Kairouan

Les Rochers, le 5ème jour du mois de juillet 1681

 

Ma toute bonne,

 

Depuis l’arrivée de Jean de la Ventière au château des Rochers, les journées s’écoulent paisiblement. Il a dans la tête maints souvenirs de voyages et il nous les livre comme s’il lisait un livre. La marquise du Plessis, cette voisine dont la peau attire les puces, en est tout esbaudie. Elle se demande comment Jean peut disposer d’une mémoire aussi vaste et précise. Il faut dire, sans mettre en branle mon penchant pour la médisance, que le plus lointain des voyages de cette pauvre marquise fut pour Vitré qui n’est séparée des Rochers que par quelques lieues. Et, que je sache, la Plessis n’a point lu beaucoup de livres qui permettent à l’esprit de vagabonder quand le corps est au repos.

Pour notre plus grand plaisir, et pour agrémenter les longues après-midi pluvieuses de ma chère Bretagne, Jean a poursuivi  le récit de son périple en Tunisie. Il n’a séjourné que quelques semaines à Tunis pour négocier le rachat des deux demoiselles enlevées sur la Méditerranée et retrouvées dans un harem. Son devoir accompli, Jean décide de se rendre à Kairouan où fut édifiée voici des siècles une mosquée fameuse qu’il voulait admirer de ses propres yeux. La route vers Kairouan se dirige dans un premier temps vers le jebel Ressas avant de s’orienter vers le jebel Zaghouan qu’elle finit par laisser sur sa gauche avant de franchir un col au pied du jebel Fkirine. Je ne sais trop pourquoi Jean prend grand soin de nommer toutes ces montagnes que probablement je ne verrai jamais. Je lui ai posé la question. Il s’agit pour lui de nous rendre sensibles à la magie de ces noms. Qu’il eût dit « montagne » et non « jebel »,  le charme de son récit n’eût point été le même. Je vais d’ailleurs vous rapporter ses propos le plus fidèlement que ma défaillante mémoire me le permettra. Vous en serez ainsi vous-même, ma toute bonne, enchantée.    

"Les montagnes franchies, nos chevaux dévalent vers des steppes immenses. Le paysage vers le sud change du tout au tout. Finie la magie des pentes boisées et des sources qui chantent. Ce ne sont que plaines brunes ou blanches, sèches,  où le regard ne se pose que sur de rares arbustes, parfois un palmier. Croyez-moi, mes amis, dans un tel vide, vous avez le temps de réfléchir, comme sur un bateau lors d’une longue traversée. Le plus surprenant fut pour moi de découvrir d’innombrables cactus qui ressemblent à des arbres tant ils sont grands. Ces monstres végétaux forment des haies impénétrables et font les délices des chameaux, voire des ânes lorsqu’ils sont hachés. Les dromadaires  les croquent, épines comprises, comme notre marquise de Sévigné croque des friandises au chocolat. Ces cactus donnent des fruits que les habitants des campagnes ne prisent guère. Pourtant ces figues de barbarie qui se vendent à Tunis par charrettes entières. 

                                                                                                                                             Vous imaginez mon impatience d’arriver à Kairouan. J’avais toute confiance en mon guide, Hassan, mais j’avais envie de me désaltérer et de secouer toute la poussière qui s’accumulait sur mes vêtements. A peine franchis les hauts remparts qui entourent la ville, nous descendîmes de nos montures pour nous précipiter dans un café. Après les plaines éblouissantes, le bleu du ciel inondé de lumière, pénétrer dans un intérieur obscur me procura un grand repos aux yeux. Quel plaisir que celui de l’ombre après les griffures du soleil ! Nous nous allongeâmes Hassan et moi sur des nattes munies de quelques coussins pour reposer nos nuques. Quelques hommes (les femmes ne sont pas autorisées en ces lieux) vêtus de burnous, avec parfois une chéchia rouge ou un turban sur la tête, devisaient autour de nous, adossés aux colonnettes peintes qui soutenaient les voûtes en arc du toit. Derrière un simple muret se préparaient le café et le thé, à même des charbons ardents. Après un grand verre d’eau bien fraîche, nous dégustâmes un café mêlé de beaucoup de marc. Hassan me dit que certaines femmes savent lire l’avenir dans ce marc. Je ne crois guère à ces superstitions et je préférais l’interroger sur les nombreux regards indiscrets, à mon idée du moins, insistants, selon mon éducation, qui se posaient sur nous. Ces regards n’étaient point du tout malveillants mais ils m'intriguaient. Je fis part de mon observation à Hassan qui éclata de rire. Il me confia que maints de ses frères, comme tout mohametan appelle son prochain, sont dotés d’une grande curiosité et aiment échanger avec les étrangers. Rassuré qu'il ne s'agissait point de regards espions, je confiais à Hassan combien ma fatigue était grande et nous nous dirigeâmes vers un vaste caravansérail où nous pûmes, enfin, prendre du repos. Nous remîmes au lendemain la visite de la grande mosquée. Et c’est bercé par un air de malouf que je tombai dans les bras de Morphée…"

Ma toute bonne, je vous réserve la suite du récit de Jean bien au chaud dans ma cervelle. Je sais votre esprit fureteur et ne le priverai point des derniers épisodes de la relation de la Ventière. Vous constatez, ma chère âme, après la Pologne et Venise où je fus avec Jean, combien le contraste est grand avec cette terre africaine. Mais je sais par expérience, et en écoutant mon ami le marquis, qu’ici aussi bien que là-bas la tendresse des hommes et des femmes est la même. Ici elle s’exprime par une touffe de jasmin, là-bas par une rose ou un brin de muguet.

Je vous laisse en vous embrassant comme je vous aime, de tout mon cœur.   

 

16/04/2012

Le papillon de Pram-Pram

 

Ouagadougou est déjà loin. L’autocar roule à bonne allure. Kotoko a décidé de rentrer confortablement dans son pays natal, le Ghana, et a acheté un billet Ouagadougou – Accra aux guichets de  la compagnie de transport « Diplomat » (en anglais) qui assure le trajet entre les deux capitales. Oubliés le dos de la cigogne, les taxis-brousse brinquebalants et la charrette de « L’âne », adieu les nuages de poussière, désormais Kotoko voyage au frais dans un grand autocar climatisé. Les grands voyageurs savent qu’à l’issue d’un périple de plusieurs milliers de kilomètres par la route, ce sont les derniers kilomètres qui paraissent les plus longs. La hâte d’arriver à bon port grandit, l’impatience de revoir ses proches également.

 

Paga, Tamale, Kumasi et enfin Accra, le terminus de l’autocar « Diplomat ». Kotoko reconnaît à peine la grande ville qui se transforme sans cesse. Les immeubles sortent de terre aussi vite qu’une taupe de son trou. Les boulevards s’élargissent. Le tohu-bohu des milliers de voitures qui encombrent Accra n’enchante guère Kotoko qui se dépêche de rallier Tema, le grand port de commerce situé à quelques kilomètres à l’est de la capitale. Là, l’air est plus frais, parfois traversé d’une odeur de poisson qui sèche, mais respirable. Kotoko se précipite chez son ami Charlie, le vieux gecko qu’il a connu voici bien des années.

 

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Charlie, le vieux gecko

 

-        Bonjour Charlie ! Comment vas-tu ? Je suis enfin de retour d’Europe. J’ai tant de choses à te raconter…

-        Bonjour Kotoko. Je te sens bien fatigué. Tu as parcouru tant de kilomètres. Tu dois avoir la cervelle pleine de souvenirs. Sache qu’ici, rien n’a beaucoup changé. Certes les enfants ont grandi et ne reviennent à la maison que pour les vacances scolaires. Mais mon patron est toujours fidèle à notre petite cour et nous menons tous les deux une vie bien calme. L’âge venant, c’est agréable de prendre son temps !

-        Charlie ! J’ai quelque chose à te demander. Allons tous les deux à Pram-Pram, j’ai envie de revoir la plage où j’ai passé tant de bons moments.

-        D’accord. Prenons la vieille mais vaillante Suzuki que mon maître a réparée. Elle nous conduira bien jusqu’à Pram-Pram !            IMG_3807.JPG

 

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Le port de pêche de Tema

 

Après un rapide détour par le port de pêche de Tema, Charlie et Kotoko empruntent la grand’ route qui file jusqu’à Lomé au Togo. Après quelques kilomètres, ils tournent à droite et aboutissent sur la plage de Pram-Pram où les pirogues attendent de prendre la mer.

 

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Les pirogues de pêche de Pram-Pram

 

-        Ah ! Mon cher Charlie ! Comme nous sommes bien, ici, au bord de l’océan. La brise souffle dans les grands cocotiers. Les embruns nous rafraîchissent.

-        Kotoko, que dirais-tu d’un bon poisson grillé ?

-        Merci Charlie. Quelques sauterelles et quelques mouches me suffiront. Je suis un insectivore incorrigible ! Même si de temps en temps je m’offre un escargot.

 Nos deux amis devisent en flânant sur la plage lorsque Kotoko retrouve un de ses vieux amis : le papillon de Pram-Pram, Butterfly.

 

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Détail d'une tapisserie de Roger Bezombes, fondation Lucien Paye, Cité universitaire internationale, Paris

 

-        Papillon ! Papillon ! dit Kotoko à l’adresse de son ami ailé.

-        Kotoko ! Tu es de retour ! Je pensais ne jamais te revoir ! Tu ne donnes jamais de nouvelles.

-        Comment aurais-je pu t’oublier, mon cher papillon, mon cher Butterfly ? Toi qui me pris sur tes ailes et  me promenas dans les airs pour la première fois !

Nos trois amis, Charlie le gecko, Kotoko le hérisson, et Butterfly le papillon, s’embrassent avant de partir fêter leurs retrouvailles.

 

   

 

07/04/2012

Jean de la Ventière rentre de Tunis

Les Rochers le 27ème jour du mois de juin 1681

 

Ma toute bonne,

Il ne vous a pas échappé que depuis quelques semaines je ne vous donnais plus de nouvelles de mon ami Jean. Il vous reviendra peut-être qu’il m’avait proposé de l’accompagner dans le nord de l’Afrique et que mes affaires en Bretagne m’avaient retenue de ce côté de la Méditerranée. A vrai dire, la perspective d’une traversée maritime ne m’enchantait guère. Outre le mal de mer (je garde d’affreux souvenirs du passage en bateau lors de notre périple vers la Pologne), les risques d’enlèvement par les Barbaresques et la chaleur ne me font point regretter d’avoir privilégié les marches de la Bretagne. Quand j’ai vu dans l’encadrement de la porte de mon salon apparaître la face rougie de Jean de la Ventière, je l’ai à peine reconnu. Les effets du soleil mêlés à ceux de l’air marin et des sortilèges de l’Afrique ont à ce point transformé son apparence que je crus me trouver en présence d’un disciple de Mahomet égaré dans le septentrion de l’Europe.

Non, c’était bien Jean, fatigué par son voyage mais heureux de retrouver sa chère amie et de pouvoir échanger librement avec elle. Ah ! Ma toute bonne, vous n’allez pas en croire vos oreilles. Jean ne m'avait pas clairement confié l’objet de son déplacement à Tunis. Je savais sa mission délicate mais n’en connaissait point l’objet. Sa majesté l’avait mandé outre Méditerranée pour tenter de sauver des griffes des Barbaresques deux infortunées jeunes femmes, de noble extraction, qui furent capturées sur un navire entre Marseille et l’île de Corse. Je laisse la parole au jeune marquis car mes perpétuelles diversions risqueraient d’embrouiller un récit par lui-même complexe.

-        Marquise, dit la Ventière, j’arrivai après une traversée fort calme au port de La Goulette. Tunis est éloignée de la mer de deux ou trois lieues et reliée à celle-ci par un long chenal qui n’est pas toujours praticable. Il me fallut donc effectuer une première halte à La Goulette pour y accomplir quelques formalités d’usage. Je réalisai très promptement que le dépaysement est total dès que vous mettez un pied sur la terre d’Afrique. Les hommes portent de longues robes confortables pour éviter que le soleil ne leur brûle la peau et aérer convenablement leur corps. Quant aux femmes, elles sont invisibles. Elles vivent à l’ombre des hauts murs de leur maison et on ne les voit que dans les grandes occasions comme les mariages. Mais jamais aux enterrements auxquels leur religion leur interdit de participer. Au premier abord, je me retrouvai dans un pays d’hommes, d’une grande familiarité, s’embrassant bruyamment et se promenant bras-dessus-bras-dessous  en devisant joyeusement. Avant de me rendre à Tunis par la chaussée qui y conduit entre deux lacs immenses, je fis un détour par Sidi-Bou-Saïd, un petit village perché au sommet d’une colline qui domine la mer. J’avais ouï dire avant mon départ que notre bon roi Saint-Louis, le IXème, avait dressé son camp près de ce village quand il fit escale en Tunisie au cours de la 8ème croisade dont il avait pris la tête. Hélas, la maladie eut raison de notre bon roi qui fut emporté par une dysenterie incurable. Son corps aurait été rapatrié jusqu’à la basilique de Saint-Denis selon Jean de Joinville qui conta par le menu toute la vie du roi. Mais à Sidi-Bou-Saïd, j’entendis une tout autre histoire. Saint-Louis serait tombé sous le charme d’une jolie jeune femme du cru et, séduit par cette belle et les douceurs de la vie tunisoise,  aurait décidé d’abandonner son trône et sa religion catholique pour se convertir à l’islam et épouser sa nouvelle conquête. Le corps transporté en France serait celui d’un simple soldat, bien mort, pauvre de lui, de dysenterie. Et notre Saint-Louis aurait changé de nom et serait devenu Sidi-Bou-Saïd… Je sens marquise que vous pensez que je divague. Il n’en est rien. La légende est tenace près de Carthage et elle est si belle qu’elle mérite d’être contée. Saint-Louis n’aurait été ni le premier ni le dernier à céder aux charmes enjôleurs de cette côte qui abrita les amours de Didon et d’Énée. Et pour une fois qu’entre le nord et le sud de la Méditerranée le récit n’est pas de guerre mais d’amour, il mérite d’être rapporté. Ma mission ne devait pas pour autant être oubliée et je me rendis à Tunis où je fus reçu par le Bey qui s’exprimait dans un étrange dialecte mêlé d’arabe, d’italien et de français. Tunis est cosmopolite : les Andalous y côtoient les Maltais, les Arabes se mêlent aux Européens pour la grande richesse de la ville. La négociation pour le rachat des deux jeunes femmes fut longue et laborieuse. Leur propriétaire ne devait pas perdre la face et il n’entendait pas se séparer de ces deux perles de son harem sans recevoir en échange des espèces sonnantes et trébuchantes. J’en étais pourvu et après quelques jours d’échanges parfois vifs, le marché fut conclu. Je tairai la somme en jeu. Il serait offensant pour les deux demoiselles qui ont rejoint leurs familles de s’entendre dire ce qu’elles valent…

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Tunis en 1690, vue depuis la Goulette

 

La Ventière ne souhaitait pas pousser plus loin les détails de cette affaire. Je le compris fort bien et reconnus là tout le tact de mon ami qui le rend si précieux au service de sa majesté. Pour le remettre de ses fatigues je lui proposai de se rafraîchir, ce qu’il accepta bien volontiers. Arriva sur ces entrefaites la comtesse du Plessis dont les gesticulations m’étonnaient. La pauvre femme se grattait avec assiduité les bras. Elle me dit son malheur : les puces ! Dès qu’une puce traîne quelque part, elle lui saute dessus, à croire que ces bestioles sont attirées par l’odeur de sa peau. Et c’est ainsi que, toute gesticulante, la marquise du Plessis gagna ma salle à manger où elle se retrouva isolée au bout de la table de peur qu’une puce ne sautât sur l’un de mes convives.

Je vous laisse sur cette farce qui n’en est pas une pour l’intéressée, croyez-moi. Je vous embrasse comme je vous aime, de tout mon cœur.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

31/03/2012

Kotoko au mariage du Mogho Naba

 

Kotoko n’en croit pas ses yeux. Ses deux petits yeux qui dépassent à peine du sac dans lequel Wango l’a caché pour qu’il puisse assister au mariage du Mogho Naba, le roi des Mossis.

Le Mogho Naba n’est plus tout jeune. Ses cheveux blancs et sa barbe de la même couleur montrent qu’il a vécu bien des années. Son grand boubou rouge lui donne une très belle allure. Dans sa main droite il tient fermement le bâton du pouvoir, celui qui montre à tous les Mossis qu’il est le chef et que personne ne peut le contredire. 

 

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Le Mogho Naba en tenue d'apparat

 

Près du roi, deux enfants dansent pour accueillir la nouvelle et jeune femme du roi. Elle arrive, parée de ses plus beaux bijoux et de sa plus jolie robe. Deux flèches dans sa main droite, piques tournées vers le sol, montrent à toute la cour qu’elle apporte la paix. Les guerres entre sa famille et celle du Mogho Naba sont terminées. Désormais l’entente règnera entres les deux clans.

 

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La marièe

 

Les scènes de violence auxquelles le Mogho Naba rêve encore ne sont plus qu’un mauvais souvenir…

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Le Mogho Naba rêve des guerres passées

 

Kotoko n’aurait jamais compris tout cela si Wango, qui connaît parfaitement l’histoire des Mossis, ne le lui avait pas expliqué. Kotoko a fort envie de se dégourdir les pattes et de sortir de son sac. Mais aussitôt qu’il remue un peu trop, Wango lui montre le crocodile qu’un jeune page apporte en cadeau au roi. Et Kotoko a peur de se faire dévorer par cet animal vorace.   

 

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L'enfant au crocodile

 

Wango veille sur Kotoko comme sait le faire un bon père de famille. Pour épargner à notre hérisson un trop long séjour dans le sac de toile où il commence à avoir très chaud, Wango décide de rentrer à Ouagadougou. Voici nos deux amis installés sur la charrette que tire l’âne appelé « L’âne ». Le soleil frappe si durement la piste poussiéreuse qu'après quelques kilomètres, les deux passagers s’endorment. Heureusement que « L’âne » connaît la route et conduit la charrette vers Ouagadougou sans trop s’arrêter. Cependant et comme son maître fait la sieste, "L'âne" en profite pour brouter, de temps en temps, une bonne touffe d’herbe qui lui rafraîchit l’estomac.

C’est ainsi que Kotoko se retrouve dans la capitale du Burkina-Faso et va pouvoir reprendre son voyage vers le Ghana.

 

Photographies (détails) de la tapisserie de Roger Bezombes, résidence Lucien Paye, Cité universitaire internationale, Paris

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24/03/2012

La marquise au concert

Les Rochers le 20 juin 1681

 

Ma toute bonne,

Ma tête serait-elle en bois de cornouiller ? Cet arbre si dur que certains n’hésitent pas à le comparer à la corne des animaux. J’ai parfois le sentiment que rien ne rentre plus dans ma cervelle. Qu’elle perd cette perméabilité qui la faisait ressembler à une éponge… Dimanche dernier, il m’était en effet complètement sorti de l’esprit que le marquis Coudé du Foresto m’avait convié, après les vêpres,  à un récital de musique donné par de ses amis musiciens. C’est pendant l’office célébré entre nones* et complies**, alors que, il me faut l’avouer, je somnolais quelque peu, emportée par la douce torpeur d’une chaude après-midi et d’une digestion ralentie par la bonne chère du déjeuner, que par miracle l’aimable invitation de mon voisin de marquis surgit de ma rêverie.

Je fis un petit signe à l’abbé pour qu’il accélérât le rituel, ce qu’il fit de bonne grâce ayant fort envie de faire mérienne***, comme le disent si plaisamment  mes bons paysans dans leur patois. Je fis prestement atteler ma jument Nyctalope et me rendit en petit équipage au château du Foresto. De loin  j’entendais la musique qui sortait par les fenêtres ouvertes du grand salon. Coudé du Foresto ne s’était point moqué de ses invités. Je savais qu’il avait récemment accru sa fortune en réalisant quelques bonnes affaires dans les toiles de Mayenne, mais pas au point de convier en sa demeure Monsieur de Lully dont vous savez qu’il vient d’être nommé secrétaire du roi. Je me glissai sans bruit vers une bergère laissée vide par ces dames et me laissai aller au flot de notes que l’orchestre dispensait généreusement. La musique de Monsieur de Lully n’est pas maigre. Elle est riche de mille sons bien mélangés et alignés sur les rythmes des plus entraînants. Ma somnolence était oubliée et le bois de cornouiller de ma cervelle dispersé aux quatre vents.

Lully animait vivement sa formation de musiciens avec son bâton de direction, célèbre depuis qu’au cours d’une répétition à Versailles, il s’en était asséné un coup violent sur un pied. Ses cris de douleur avaient interrompu les musiciens et notre homme dut s’en remettre aux médecins qui lui appliquèrent un emplâtre de farine d’orge mêlée de miel rosat et de myrrhe pour désinfecter la plaie et puis des décoctions de plantes pour favoriser la cicatrisation… Lully semblait avoir oublié  ce pénible épisode car il maniait son bâton avec une énergie surprenante. Cette canne surmontée de rubans et d’un pommeau orné rythmait le flot de notes qui sinon serait sorti en ordre dispersé des différents instruments. Nous eûmes les plus beaux passages d’Atys****, l’opéra que notre roi affectionne tout particulièrement.

« Je veux joindre en ces lieux la gloire et l’abondance » entend-t-on au début du deuxième acte. Que cette phrase ait plu au roi soleil n’est pas étonnant. Madame de Maintenon (il me démange d’écrire « la Maintenant » tant cette bigote me hérisse le poil !) en a pris ombrage. Comment peut-on jalouser l’affection que porte sa majesté pour cet opéra ? Elle reproche à son époux (je puis bien employer ce mot car leur mariage, tout secret qu’il est,  est de notoriété publique, du moins chez les personnes bien introduites)… Je m’égare. Ma cervelle est vraiment décornouillée et a retrouvé sa vivacité, Dieu merci.  La Maintenon en veut à son roi de mari de trop s’intéresser à ces spectacles qui ne seraient plus de son âge. Elle n’entend rien à cette musique. Pas la moindre longueur dans Atys. Tout y est perfection : quoi de plus charmant que le duo des amants lorsque leurs voix s’enlacent ?

Monsieur de Lully frappa le plancher pour marquer la fin du concert. Il rayonnait sous sa grande perruque bouclée et semblait transpirer très fort sous ses habits chamoirés. Quand je pense que cet Italien a débuté aux cuisines de la Montpensier où il récurait les casseroles, je me dis que son génie doit être bien grand pour lui permettre de passer du potager (x) brûlant aux salons de Versailles. Je sais par des indiscrétions que sa majesté est quelque peu contrariée par les mœurs italiennes de son grand musicien. Ce dernier sait cependant se faire discret et retrouve ses conquêtes masculines au fond des forêts de Sèvres où il dispose d’un petit relais de chasse.

Coudé du Foresto vint me saluer dès les dernières notes émises et alors même que ses convives applaudissaient à tout rompre, ce qui n’est guère habituel chez les nobliaux de province fort réservés dans l’expression de leurs sentiments. Ce pauvre marquis, bien qu’il fût riche, est, il faut le reconnaître, affublé d’un nom qui prête à sourire. D’autant que l’homme n’est pas très bien fait. Quand on prononce son patronyme, je perçois un léger frémissement sur le visage des dames. Et un sourire narquois sur les lèvres des messieurs. Nos pensées ne sont pas toujours aussi vertueuses que le souhaiterait la religion. Et j’ai souvent entendu quelque plaisantin murmurer : « Le marquis serait-il coudé du foresto pour avoir si triste mine ? ». Je ne m’aventurerai pas plus loin. L’honnêteté et la décence me l’interdisent. Une petite plaisanterie de temps en temps n’a pourtant tué personne.

Je reviendrai vers vous dès que possible. Vous devez vous demander où donc est passé mon cher La Ventière. Ne vous alarmez pas, il est toujours de ce monde. Mais à son habitude, par monts et par vaux au service du roi. Il est à présent de l’autre côté de la Méditerranée et dès son retour, qui ne saurait tarder, je me ferai l’écho de ses récits.

Je vous embrasse comme je vous aime, de tout mon cœur.

 

 

*3 heures de l’après-midi

 

**dernière partie de l’office

 

***faire la sieste en gallo

 

****opéra de Lully, 1676

 

(x) cuisinière

 

16:18 Écrit par Jean Julien dans Lettres de la marquise de Sévigné | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : lully, atys, opéra |

19/03/2012

Kotoko au pays du Mogho Naba

Kotoko rêve au bord du fleuve Sénégal dont l’eau boueuse s’écoule lentement. Elle caresse la berge et laisse derrière elle un petit chuintement, celui de son passage. Le frottement de l’eau et de la terre, le petit bruit des mottes d’argile qui glissent dans l’onde et se dissolvent. Kotoko entend tout. Le battement d’ailes des libellules qui effleurent à peine la surface du fleuve. Le moteur poussif du bac qui traverse régulièrement le cours d’eau en aval. Les chameaux qui déblatèrent. Et les chiens qui aboient sans fin et sans raison. Il pourrait rester des heures à écouter ces bruits, les yeux fermés pour mieux se concentrer.

Il suffit qu’une bonne odeur d’igname bouilli vienne lui lécher les narines pour que Kotoko sorte de sa rêverie et se décide à reprendre son chemin vers son Ghana natal. Il doit maintenant traverser le Sénégal, le Mali et le Burkina-Faso avant de rallier la frontière ghanéenne. Il pourrait remonter le fleuve sur une pirogue mais le courant est très fort et ralentirait son voyage. Il pourrait prendre le train fatigué qui rallie Dakar à Bamako à très petite vitesse. Mais il est impatient de retrouver son pays. Ce seront donc les taxis-brousse et les autocars qui le transporteront.

De ce voyage, Kotoko décide de ne retenir que les noms des villes ou des villages dans lesquels il effectue une halte.  Une fois qu’il a franchi le fleuve Sénégal sur une pirogue, Kotoko se retrouve dans le pays du même nom, le Sénégal. Il retient le nom du village de Kidira où il grignote quelques grosses araignées. Puis c’est le Mali : Diéma, Bamako où il franchit le fleuve Niger sur un pont immense. Ségou, puis San où il va se désaltérer au bord du Bani.

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        San, Mali, la mosquée en terre

Au bord de la rivière Bani, affluent du Niger

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Kotoko dort ensuite très longtemps. La route est longue, il fait très chaud. Il se réveille au Burkina-Faso et très exactement à Bobo-Dioulasso, la ville aux mille manguiers. Kotoko déguste des mangues bien fraîches à peine tombées de l’arbre. Arrivé à Ouagadougou, il décide de faire une halte chez ses amis burkinabés : Ramata et Wango. Il retrouve Ramata au marché où elle vend des légumes. Wango, son mari, vient la rejoindre avec la charrette que tire l’âne qui n’a pas de nom. On l’appelle « l’âne », c'est ainsi. Pour gagner la maison, Kotoko s’installe aux côtés de Wango qui lui explique qu’il va partir à la cour du roi Mogho Naba où il doit assister au mariage de son altesse royale et de sa nouvelle et jolie jeune femme.

-        Puis-je t’accompagner, mon cher Wango ? Je serai discret. Tu n’as rien à craindre.

-        Toi, le hérisson à la cour du Mogho Naba !  Tu rêves.

-        Tu me glisseras dans un sac dont seuls mes yeux dépasseront. Personne ne me verra !

-        Soit, répond Wango. Mais si tu sors du sac, je te donne à manger aux crocodiles du roi ! Ils sont toujours affamés.

Sur cette mise en garde, nos deux compères prennent la route et rejoignent rapidement le palais du Mogho Naba où la fête organisée à l’occasion du mariage bat déjà son plein.

 

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Le Mogho Naba, tapisserie de Roger Bezombes, résidence Lucien Paye, Cité universitaire internationale, Paris 

Kotoko s'émerveille devant les fastes de la cour du roi. Il fera le récit de ces noces royales dans une très prochaine histoire. Patience, les enfants !

27/02/2012

La Sévigné aux Rochers

 

Les Rochers, le 10 juin 1681

 

Ma toute bonne,

 

Me voici entre les murs de cette vieille bâtisse des Rochers au sein du domaine qui me vient de votre père Henri et que je me dois de faire prospérer en sa mémoire. Vous connaissez ce château austère tout de pierre de granit, surmonté de toits d’ardoises si pentus que l’eau de pluie y glisse plus vite qu’il ne faut de temps pour le dire. J’aime cette demeure et la vie à la campagne me sied. Outre que la vie y est moins chère qu’à Paris, mes fermiers et mes métayers me gâtent d’œufs frais, de poulets élevés au grain et d’énormes carpes. L’air ici n’est point vicié comme celui de la capitale et les grands vents d’ouest apportent une fraîcheur toute marine, l’océan n’est pas si éloigné. Mon seul trouble est celui de mes articulations car l’humidité est de règle en ses terres bretonnes et elle apporte de la rouille à mes jointures.  Je vais souvent prier pour vous dans la petite chapelle octogonale que j’ai offerte à mon  Bien-Bon oncle, l’abbé de Coulanges.

 

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Le manoir des Rochers près de Vitré (Ille-et-Vilaine)

 

Mon projet de jardin à la française n’avance guère. Je ne suis point le Roi de France et ma bourse a un fond alors que celle de sa majesté n’en connaît pas. Les bois valent cependant tous les parcs tracés au cordeau et les allées qui les percent sont un enchantement, surtout à cette saison. Ah, comme je regrette que tous les oiseaux qui peuplent mes arbres ne puissent point porter jusqu’à vous toute mes marques d’affection !

Ainsi que je vous l’avais laissé entendre dans ma précédente missive, j’ai effectué une halte chez mon ami le duc de Saint-Simon en sa demeure de La Ferté-Vidame. Il m’accueillit sur les marches de son immense bâtisse avec sa nouvelle et jeune épouse Charlotte de l’Aubespine de Châteauneuf. Je ne voudrais pas vous donner l’impression que je m’égare mais un rapide calcul me dit que la jeune femme est plus jeune que son époux de 40 ans, au moins. Elle lui a déjà donné un héritier, Louis* maintenant âgé de 6 ans. Ce qui prouve que la verdeur ne quitte jamais les hommes bien nés.

 

Château de La Ferté-Vidame en 1769.jpgLe château de la Ferté-Vidame au XVIIème siècle (dessus d'une tabatière). Il fut détruit à la Révolution.

 

Enfin il s’agit là du conte officiel. Par la bande, car je ne suis point dans l’intimité des Saint-Simon,  je crois savoir que le duc Claude n’opéra pas ou ne procréa pas seul. Il fut, selon la rumeur, mais comment l’écrire sans vous froisser, utilement secondé par un jeune étalon pour féconder son Aubespine… Le duc Claude s'avéra toujours très arrangeant. Au service de Louis XIII, il avait la réputation de « ne point baver dans le cor du roi », selon les dires de Tallemant des Réaux. Féru de chasse, grand expert dans l’art de vénerie, il offrit mille services au père de notre Louis XIV. A la chasse et à la guerre. Feu notre bon roi ne fut pas ingrat et le dota de terres immenses du côté de Bordeaux à Blayes et à La Ferté. Duc et pair de France, décoré de l’ordre du Saint-Esprit, il n’évita pas la disgrâce à laquelle peu de favoris échappent. La mort de Louis XIII, le juste de triomphante mémoire,  le plongea dans des abîmes de chagrin. Depuis cette disparition, il réside à La Ferté et chasse tout son saoul à travers étangs, forêts et prés. Son amitié avec Louis XIII, son intimité si je puis oser ce mot, a en son temps suscité des rumeurs dont la jalousie était certainement le fondement. Il n’en reste pas moins que ce Louis s’entourait de beaucoup d’hommes bien faits et dociles. Je ne suis pas prude à ce point que j’ignorerais certaines pratiques masculines (féminines aussi semble-t-il) aussi vieilles que notre monde et qui ne furent pas toujours aussi cachées que de nos jours.

Mon séjour à La Ferté fut bref mais enchanteur. Le duc connaît l’histoire de notre pays, de l’intérieur. Il en a vécu tous les grands épisodes non pas comme témoin mais comme acteur. Ses récits sont passionnants. Et comme il devient sourd, il est hors de question de l’interrompre. Une fois lancé, il est comme un cheval au galop. Plus d’une fois, mon nez a piqué de l’avant, entraîné par le sommeil au cours de ses interminables récits. Heureusement pour moi, la vue du duc baissant, il ne prêtait point attention à mon inattention, emporté par ses souvenirs que, pour certains, il devait bien garder par devers lui.

Ma toute bonne, ce sera tout pour cet après-midi. Je dois visiter quelques fermes et je constate que déjà le soleil baisse sur l’horizon. Soyez assurée que mon cœur bat pour vous chaque seconde. Je vous embrasse comme je vous aime.

 

*le futur mémorialiste

 

 

 

24/02/2012

Le garçon et le serpent

Pour Oumar qui a eu la gentillesse de me raconter cette histoire de serpent qu’il a vécue à Kaédi en Mauritanie.

 

Kotoko attend. Depuis qu’il a franchi la terrible fenêtre fermée, il attend. Il ne veut pas remonter vers le nord car le froid devient de plus en plus incisif au fur et à mesure que les feuilles des arbres jaunissent. Kotoko attend patiemment le passage de la cigogne qui descendant de Pologne, où elle s’est gorgée de délicieuses grenouilles tout l’été, va rejoindre l’Afrique pour y passer l’hiver au chaud.

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Dans l'instant elle arrive, toutes ailes déployées.

-        Cigogne, cigogne, crie Kotoko. Ne m’oublie pas. Je veux partir avec toi. Comme Nils Holgerson* le fit en son temps au-dessus de la Suède !

 

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Nils en vol sur son oie

 

La cigogne entend l’appel de Kotoko et descend vers lui en tournoyant lentement. Avant de se poser aux côtés de notre hérisson, elle fait une petite pause au sommet d’un réverbère pour faire attendre un peu son impatient compagnon de voyage.

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Lorsque la cigogne est décidée, elle charge Kotoko sur son dos et tous les deux s’engagent dans un long, très long voyage vers le sud. Ils traversent les montagnes des Pyrénées puis survolent longuement l’Espagne. Après des heures de vol, mais heureusement poussés par un vent du nord, ils aperçoivent Gibraltar et de l’autre côté de la mer la côte du Maroc. Tanger, Kenitra, Rabat, Casablanca, Marrakech. Les villes défilent sous les ailes de notre infatigable cigogne.

Quand le grand désert du Sahara se présente sous leurs yeux, nos deux amis savent qu’il leur reste encore beaucoup de kilomètres à parcourir.  Kotoko décide de piquer un petit somme pendant que son amie le transporte doucement. L’océan Atlantique sur leur droite, le soleil droit devant eux, ils sont dans la bonne direction.

A son réveil, Kotoko a la surprise de se retrouver au bord d’un grand fleuve.

-        Où sommes-nous, cigogne ? demande le hérisson.

 

-        Au bord du fleuve Sénégal, le but de mon voyage. En Mauritanie, à Kaédi très exactement. Je vais me régaler de grenouilles et autres batraciens. Sans parler des poissons. Le fleuve en regorge.

 

-        Je comprends que tu as besoin de reprendre des forces après ce long périple. Je vais aller faire un tour. Je suis curieux de découvrir cette ville que je ne connais pas.

Kotoko se dirige vers une école et plus précisément vers un logement occupé par un enseignant, entouré d’un jardin. A la grande surprise du hérisson, la nuit tombe très vite au bord du fleuve Sénégal et un étrange manège se met alors en route. Un grand garçon, mince et à la peau sombre, revient de son lycée et se dirige vers sa chambre. Rien d’extraordinaire. Mais l’attention de Kotoko est bientôt retenue par un léger bruit, celui d’un froissement de sable et de feuilles séchées. Et tout à coup arrive le serpent. Calme et décidé.

Kotoko a peur. Pas pour lui, mais pour le garçon qui pourrait sortir de sa chambre et se faire piquer par l’animal venimeux… Mais rien de ce cauchemar ne se réalise. Le serpent qui semble familier des lieux, vient se placer contre la porte de la chambre, se love et s’endort comme un fidèle gardien. Du minaret de la mosquée voisine monte la prière d'Al Icha et la paix de la nuit s'installe à peine troublée par le cri régulier et insistant de l'engoulevent qui niche dans le grand manguier installé au milieu de la cour. 

Kotoko n’en revient pas. Il n’a pas peur des serpents en tant que hérisson. Il n’a cependant jamais vu un reptile protéger ainsi un humain, le veiller, sans doute toutes les nuits… Et quand s'élève la prière d'Ach-Chourouq et que le soleil se lève, le serpent part discrètement vers son trou de l'autre côté de la haie où il passe la journée au frais.

Les amitiés sont mystérieuses y compris entre les hommes et les animaux.

Riche de cette nouvelle expérience, Kotoko grignote quelques énormes sauterelles en guise de petit-déjeuner. Il lui reste encore beaucoup de kilomètres à franchir avant de rejoindre son Ghana natal. Comment va-t-il les parcourir ?

 

*Le merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède par Selma Lagerlof  dont je recommande la lecture à tous les enfants.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

18:35 Écrit par Jean Julien dans Aventures de Kotoko et autres | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : kaedi, mauritanie, cigogne, serpent, maroc |

04/02/2012

La marquise prend du repos

A Paris, 25 mai 1681

 

Ma toute bonne,

 

Je ne vous parlerai point ce jour des embarras de Paris ou de la saleté extrême de ses rues ou des dangers qu’on y court en permanence comme celui de se faire détrousser ou celui de recevoir un pot de chambre sur la tête. Heureusement pour moi, je ne vais point à pied. Je parcours les rues de la capitale dans ma voiture ou dans une chaise à porteurs, quelque peu à l’abri des odeurs que dégage l’infâme cloaque parisien avec les chaleurs qui arrivent.

Ce qui retient ma plume en ce jour où l’orage menace et où j’ai décidé de rester en ma demeure au repos, ce sont les encombrants et les encombrés de Paris. Je ne radote pas ma toute bonne. Je suis certaine que vous le pensez à la lecture de ces lignes. Ces encombrants et ces encombrés, ce ne sont point ces vieux meubles ou ces guimbardes hors d’âge qu’enlèvent les services de notre échevin, surnommé je ne sais trop pourquoi Notre-Dame-de-Paris, pour les brûler sur la place de Grève ou les jeter dans la Seine.

Non, ma chère, ces encombrants sont ces personnes qui bloquent la circulation en se posant au milieu de la chaussée. Comme si elles étaient seules au monde, indifférentes aux cris et aux menaces qui les entourent. Elles sont là, immobiles comme des pierres encore mal équarries, comme des colis oubliés. Isolées dans leur monde, prisonnières de leur âme, ou ivres d’alcool, ou malades. Elles s’approprient les quelques arpents qu’elles occupent et oublient le reste de l’humanité.

Les encombrés ne bloquent pas le  passage. Au contraire, ils avalent des distances phénoménales chargés de toutes sortes de sacs qui les font ressembler à des ânes bâtés. Et si par malheur vous les croisez, soyez certaine, ma toute bonne, qu’ils vous enverront d’un coup leur bât à la figure. Imaginez quel calvaire infligent ces baudets à leurs voisins dans les pataches ou dans les coches d’eau sur la Seine. Ma position, grâce à Dieu, m’épargne ce genre de transports. Mais les infortunés qui sont contraints de les emprunter, sont malmenés par ces maudits sacs. Leurs propriétaires, se tortillant sans cesse sur leur siège comme des vers, prennent un malin plaisir à coincer un bagage contre l’estomac de leur voisin ou à placer un panier malodorant sous son nez. Ah ! Comme je plains ceux que Dieu a fait naître dans une condition si basse qu’ils doivent supporter de tels désagréments ! Et je vous épargne la promiscuité, les odeurs douteuses et les bavardages incessants !

Pardonnez-moi ce récit fort peu ragoûtant. J’ai pensé que vous, qui vivez dans une province calme et reculée, seriez  piquée par ces scènes auxquelles vous avez échappé.

Je vous laisse. J’entends la Ventière qui arrive. Je suis fort aise de pouvoir deviser avec lui.  « Passez-moi la rhubarbe et je vous passerai le séné » me dit-il en poussant la porte de mon salon. Jean m’assure qu’il s’agit de la dernière expression à la mode à Versailles où le jeu des concessions et l’échange de complaisances sont plus répandus que l’honnêteté. J’en parlerai au duc de Saint-Simon que je verrai bientôt en son château de La Ferté-Vidame*. Je dois en effet me rendre aux Rochers** pour affaires et ferai une halte chez mon ami le duc.

Je vous embrasse comme je vous aime, de tout mon cœur.

 

*Entre Dreux et Alençon

**Propriété de la marquise de Sévigné près de Vitré (Ille-et-Vilaine)

 

 

 

30/01/2012

Commentaire

Je remercie sincèrement Lidia pour sa fidélité et ses commentaires précieux. Je tiens cependant à préciser que Marie dans La fenêtre fermée figure dans cette histoire en tant qu'Egyptienne se rendant à Jérusalem environ 400 ans après JC et non pas en tant que sainte, qu'elle ne deviendra d'ailleurs que bien plus tard. Mes intentions dans les histoires pour les enfants sont multiples : ouvrir les yeux des petits, les faire rêver, développer leur imaginaire, leur apprendre à s'intéresser à l'histoire, à la géographie, aux mots. Tout cela en s'amusant. J'essaie aussi de leur conseiller la persévérance dans un monde où règnent trop souvent l'éphémère et le "zapping".  Je ne me permettrais pas d'intervenir dans le domaine de la foi, strictement privé, que je respecte trop profondément pour en faire un sujet de conte.

 

08:08 Écrit par Jean Julien dans Mode d'emploi du blog | Lien permanent | Commentaires (1) |

29/01/2012

Kotoko et la fenêtre fermée

Kotoko dort. Il a regagné le parc de Montsouris après sa dernière aventure*. Notre hérisson est très fatigué et après avoir trouvé un abri sous un grand buisson, il replie ses épines et ferme les yeux.

Après quelques instants dans une obscurité intense, il se retouve sur un bateau. L’esquif** est bien frêle. Balotté par les flots, la barque vogue au gré du vent qui gonfle une voile si petite qu’on dirait un coquillage blanc. A la proue du navire, une figure horrible, aux oreilles dressées et à la gueule de chien, monte la garde sur les flots remuant. Un homme encapuchonné tient d’une main ferme le gouvernail, le regard fixé sur le lointain. Il doit être le pilote ou le capitaine du navire. A l’avant deux matelots scrutent eux aussi l’horizon, pressés de deviner la terre qui finira bien par appraître au bout de cette immensité d’eau sur laquelle ils progressent lentement depuis des jours. Deux passagers se tiennent au milieu du bateau.  Celle qui se tient près du capitaine s’appelle Marie et vient d’Alexandrie en Egypte. De sa main gauche elle tient le bastingage du bateau pour se prévenir d’une chute car le navire roule et tangue. Sa main droite est posée sur son estomac tourneboulé par le mal de mer. Son visage sévère et quelque peu inquiet montre que Marie a hâte d’arriver à bon port. En face d’elle, un jeune homme ou une jeune femme, plus clair de peau, l’invite de sa main gauche à patienter.

 

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        Sainte-Marie l’Egyptienne en route vers Jérusalem, détail d’un vitrail de la cathédrale de Bourges

Kotoko vogue avec ces cinq personnes qu’il voit pour la première fois. Tous dans la même barque ! Les costumes de ses compagnons de voyage, la langue qu’ils parlent et qui lui est inconnue, l’allure du bateau enfin, tout lui laisse à penser qu’il a une nouvelle fois franchi les mystérieuses grilles du parc de Montsouris pour remonter le temps vers une époque très lointaine.

Le périple s’interrompt brutalement quand l’esquif s’approche d’une côte désertique et s’échoue sur une plage. Les trois compagnons de navigation de Kotoko sautent à terre, soulevant dans leurs bras si forts Marie l’Egyptienne et son ami.

Kotoko aperçoit au loin une ville merveilleuse hérissée de clochers, de minarets et de synagogues. Jérusalem. Marie se rend à Jérusalem.

Kotoko n’a pas envie de la suivre car il veut se rapprocher de son Afrique natale. Alors, il ferme les yeux très fort et une nouvelle fois part en voyage. Décidément il lui est bien difficile de rejoindre son Ghana. Le vent mystérieux qui le propulse à travers le temps et l’espace est bien facétieux… Kotoko se retrouve en effet derrière une fenêtre bouclée à double tour.

 

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Notre-Dame de Capimont, chapelle romane du XIIème siècle,

 Lamalou-les-Bains, Hérault

 

Un vitrail légèrement coloré devant lequel on devine de grosses grilles hérissées de pointes acérées. Kotoko ne se décourage pas. Il sait qu’un vent contraire tente de le retenir loin de chez lui et l’empêche d’entreprendre son voyage vers le sud.

-        Cette fois, c’en est trop ! dit Kotoko. Ce vitrail et cette grille ne me font pas peur. Je les franchirai. Rien ne me retiendra.

Sitôt dit, sitôt fait. Le vitrail s’écarte de son cadre, la grille rentre ses griffes et écarte ses barreaux. Kotoko est enfin libre de poursuivre son chemin. Il regarde le soleil. S’oriente vers le sud et entreprend son long voyage vers l’Afrique de l’Ouest.

 

 

*La fenêtre ouverte

 

**Charon leur nautonnier horrible

Qui sur les flots grondants de cette onde terrible

Conduit son noir esquif.

( L'Énéide de Virgile, traduction de Delille,1804, p. 243)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

25/01/2012

La Sévigné sur les rives de la Bièvre

 A Paris ce 20 mai 1681

 

Ma toute bonne,                                                                         

 

La Ventière vient de me transporter au bout du monde, dans un lieu que l’esprit le plus fertile n’aurait point imaginé. Il arriva de bon matin avec une voiture légère à laquelle notre bonne jument Nyctalope était attelée.

-        Marquise, me dit-il, en ce magnifique jour de mai  je vous propose de sortir de Paris et de filer bon train vers la rive gauche de la Seine qui ne vous est point très familière. J’ai une surprise pour vous !

Et fouette, cocher ! A peine étais-je remise de mon étonnement que Nyctalope et notre équipage s’engageaient place Royale* après avoir quitté en trombe la cour pavée de mon hôtel de Carnavalet. Décidément cette Nyctalope a du tempérament. Il est vrai que le cocher du marquis de Rambuteau qui conduisait l’attelage me semblait bien pris de boisson et que nous négociions les tournants sur les chapeaux de roues. Les fers de nos roues laissaient jaillir des étincelles contre les bornes qui protègent les porches…

A peine quittée la place Royale, nous débouchâmes sur le pont Marie et traversâmes au grand trot l’Isle Saint-Louis avant de nous engager sur le pont de la Tournelle. Nous aurions pu nous diriger vers Notre-Dame et gagner la rive gauche de la Seine par le Petit-Châtelet. Mais sa sinistre réputation fit que La Ventière m’en épargna la vue. Cette prison est aussi effrayante que les malfaiteurs qu’elle renferme.  Nous laissâmes la Porte Saint-Bernard à notre main gauche pour nous engager dans le chemin qui longe le collège du cardinal Le Moyne**.  Vers l’église Saint-Médard, nous atteignîmes le but de notre cavalcade, la Bièvre. Je ne sais trop si vous avez ouï dire de cette rivière qui serpente mollement dans les faubourgs du sud de notre capitale. Son eau alimente les nombreuses fermes qui la bordent et permet aux tanneurs de pratiquer leur pestilentielle activité. Nous dépassâmes Les Gobelins où sa majesté a créé une manufacture de tapisseries de haute lisse dont la renommée dépasse nos frontières.

 

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Le château de la reine Blanche, 13ème arrondissement de Paris

Nous laissâmes derrière nous le château de la Reine Blanche*** et son huilerie aussi vite que le vent d’orage chasse les nuages. La Ventière devant mon étonnement m’expliqua que ce lieu empuantait l’air et que nous allions nous engager dans  un vilain chemin vers le moulin de Coulebarbe dont la roue tourne au gré du courant de la Bièvre. A quelques arpents de là, une petite île au milieu de la rivière était occupée par les potagers des ouvriers des Gobelins. Quelle ne fut point ma surprise quand je perçus des cris affreux. A me crever les tympans ! Jamais mes oreilles n’avaient ouï pareil son. Je croyais à quelque présence diabolique en ces lieux reculés quand j’aperçus deux petits yeux malins qui me dévisageaient…

-        Des singes, ce sont des singes qui aboient ainsi… s’exclama La Ventière. J’en ai vu chez les barbares dans le nord de l’Afrique… Regardez, marquise,  ils sautent sur le toit de notre voiture…

Alors ma toute bonne, ce fut une belle cavalcade. Les bateleurs qui laissent ici leurs singes en liberté se précipitèrent pour rameuter leur chienlit. Jamais pareille troupe n'a aussi bien mérité ce nom. Ces animaux, qui nous ressemblent fort, sont d’une saleté repoussante.  Ils commençaient à jeter leurs chiures sur notre belle Nyctalope qui en était courroucée…

Nous nous enfuîmes et à quelques encablures, le but de notre périple était atteint : la Glacière. La bien nommée. En descendant de notre voiture,  je découvris avec La Ventière une petite grotte dont l’issue était bien scellée et que La Ventière fit prestement ouvrir par un manant. Enveloppés dans des tonnes de toile de jute, des pains de glace recueillis l’hiver précédent dans la Bièvre attendaient le chaland. Nous en baillâmes quelques-uns pour l’office. Notre bonne cuisinière saura  préparer des sorbets et peut-être des crèmes… Quel délice !

Avant de reprendre le chemin de la place royale, nous aperçûmes quelques castors, des bièvres comme les appellent  les paysans, qui prenaient le soleil… Jamais je n’avais vu autant d’animaux étranges en si peu d’espace et de temps.

J’espère que toutes ces visions animales ne vont point perturber mes rêves. Je clos cette lettre en vous embrassant sur les deux joues avec tout l’amour que vous savez.

 

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Les arrières des Gobelins, rue Berbier du Mets, Paris 13ème, sous laquelle coule la Bièvre...

 

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La Bièvre, fin XIXème, avant qu'elle ne fût enterrée

 

*Actuellement place des Vosges

** Rue du cardinal Lemoine dans le 5ème arrondissement de Paris

*** rue Gustave Geffroy, 13ème

 

14/01/2012

Mode d'emploi du blog

Je viens de modifier la présentation de mon blog pour mettre un peu d'ordre dans ce dernier. Pour trouver un texte, vous pouvez vous reporter à gauche de l'écran, vers "Catégories".

Les histoires pour les enfants sont regroupées dans "Aventures de Kotoko et autres".

Les histoires dont Kotoko n'est pas le héros se trouvent sous la catégorie "Histoires à dormir debout".

Les lettres de la Sévigné dans "Lettres de la marquise de Sévigné".

Les pages consacrées à la Tunisie dans la catégorie du même nom.

Et enfin dans "Poésie, lecture" quelques poèmes et textes divers.

La navigation dans le blog devrait être ainsi facilitée, du moins je l'espère.

   

16:56 Écrit par Jean Julien dans Mode d'emploi du blog | Lien permanent | Commentaires (4) |

07/01/2012

La fenêtre ouverte

Quand Kotoko se retrouve sur la cheminée, il se dit que les grilles magiques du parc de Montsouris lui ont joué un drôle de tour. La pièce où il se trouve est vide et calme. La fenêtre est ouverte. Seule une rumeur persistante monte du plancher. Des livres sont ouverts sur un bureau, des livres de classe. Il doit s’agir de la chambre de deux écoliers ou de deux lycéens. Car il y a deux bureaux, disposés symétriquement de chaque côté de la cheminée. Et en face deux lits séparés par une petite bibliothèque. La fenêtre est ouverte mais un voile blanchâtre empêche de voir au loin. C’est comme si un immense rideau de tulle avait été placé devant l’ouverture, masquant l’horizon.

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Chambre, Savenay (Loire-Atlantique), années 1960

 

Soudain un bruit de pas se fait entendre. Le plancher grince de toutes ses lattes. Et un garçon entre dans la pièce sans prêter attention à Kotoko. Comme si ce dernier était invisible. L’enfant revient de la cuisine avec son goûter : une belle banane dans la main droite et une grosse tranche de pain couverte de beurre dans la main gauche. Kotoko en salive !

L’enfant contourne le bureau, négligeant les nombreux livres qui semblent l’attendre. Il s’approche de la fenêtre ouverte, appuie ses deux coudes sur le rebord, et commence à déguster le fruit dont le goût sucré se mêle au goût salé du beurre. Du haut de la cheminée Kotoko regarde cette scène d’un calme étonnant. Il remarque que depuis que l’enfant est accoudé à la fenêtre, le voile de tulle est devenu beaucoup moins épais. Il donne l’impression de se déchirer et de laisser apparaître peu à peu un paysage immense. La fenêtre de la chambre est ouverte sur le large. Celui des terres que traverse le fleuve avant de se jeter dans l’Atlantique. Le large de l’océan, vide et mouvant, est trop lointain, il se perd dans l’horizon vers l’ouest.

En se penchant à sa fenêtre, l’enfant a ouvert le paysage comme on ouvre un livre. Son regard parcourt le jardin avec en son milieu un immense cerisier. Puis sautant par-dessus le mur qui clôt le potager, il descend jusqu’à la voie ferrée guettant le passage d’un train et de son panache de fumée.

Paris – Le Croisic.

Paris – Quimper.

Les express se succèdent à heure fixe.

Au-delà de la voie ferrée s’étendent les champs, les bois et les marais qui courent jusqu’à la Loire qui scintille au loin. Étroit à l’est, le fleuve s’élargit vers l’ouest. Dans l’estuaire, l’eau douce de la Loire et l’eau salée de l’océan Atlantique se mêlent. Tout au loin, les coteaux de la rive sud du fleuve ferment l’horizon. A droite, brûle la torchère de la raffinerie de pétrole de Donges. Et plus loin l’enfant aperçoit les bateaux des chantiers navals de Saint-Nazaire.

Kotoko est étonné. Il est étonné par le regard de l’enfant qui scrute chaque parcelle de ce paysage où l’eau et la terre se mêlent. Cet enfant qui observe les passages des trains et leurs horaires. Qui guette la descente ou la remontée des cargos sur le fleuve. Et qui déguste sa banane avec son pain beurré.

Son goûter terminé, l’enfant se retourne,  salué par les martinets du soir qui commencent leur chasse aux moucherons en guise de dîner. Leurs cris stridents couvrent la rumeur qui monte du plancher. Ni les cris des martinets qui frôlent la fenêtre ni la rumeur persistante ne dérangent l’enfant qui se penche sur ses livres et entame son étude du soir.

Kotoko se fait discret. Il se dit que cette fois il a effectué un double voyage : non seulement dans l’espace mais aussi dans le temps. Grâce aux grilles magiques du parc de Montsouris, il a parcouru 400 kilomètres vers le soleil couchant depuis Paris et s’est déplacé 50 ans en arrière, s’installant provisoirement dans le mitan du siècle dernier. Il a compris en observant le calendrier posé sur l’étagère remplie de livres qu’il avait quitté l’année 2012 pour revenir en 1963. Il a également compris que la rumeur venait de la classe située sous la chambre car la cloche de l’école ayant sonné, les élèves sont sorties en riant dans la cour de récréation.

Tout est si calme qu’il ose descendre de la cheminée, grimper sur la chaise où est installé le garçon, et se blottir contre son cou avec tendresse. Cette fois, le garçon, qui ne voyait pas Kotoko, sent les petites épines du hérisson qui lui dit : « Je m’appelle Kotoko, le hérisson qui voyage. Je ne vais pas te déranger longtemps. Je te donnerai seulement un conseil avant de te quitter : garde les yeux ouverts et ne te fatigue jamais de contempler le monde qui t’entoure. »

Le garçon n’eut pas le temps de dire « ouf ». Kotoko était déjà reparti. Longtemps il se demanda s’il n’avait pas rêvé, lui l’enfant aux songes. Mais la petite piqûre d’épine dans son cou lui prouvait que non. Et toute sa vie il n’eut de cesse d’admirer le monde, comme Kotoko le lui avait conseillé.   

 

 

 

13:40 Écrit par Jean Julien dans Aventures de Kotoko et autres | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : savenay, loire, estuaire, paysage |

05/01/2012

2012

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Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné (1626-1696), vers 1665

Sans signature, Paris

 

Pour aborder 2012 sous de bons auspices et pour accompagner mes voeux, le portrait de mon inspiratrice que vous pouvez contempler au musée Carnavalet - Histoire de Paris.  (Ma toute) bonne année à tous !

12:03 Écrit par Jean Julien dans Lettres de la marquise de Sévigné | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : sevigne, paris, carnavalet |

28/12/2011

La marquise de Sévigné à Paris

 

A Paris en ce 15 mai 1681

Ma toute bonne,

Ma joie est grande d’être en repos depuis deux semaines. Toutes ces lieues parcourues par monts et par vaux m’avaient harassée et j’étais fourbue comme une vieille jument qui aurait trop tiré la charrue. L’air de Paris en ce joli mois de mai me convient. L’hôtel de Carnavalet est  bien paisible. Mes amis passent deviser et me rapportent les derniers bruits de la cour qui s’agite à Versailles, loin d’ici. Les maîtresses de sa Majesté, les frasques de Monsieur, le frère du roi, bref tout ce tintoin qui me fatigue les oreilles mais qui doit parvenir jusqu’à moi si je ne veux pas mourir idiote et paraître ridicule auprès de mes visiteurs. Il me faut tenir mon rang. Détenir la dernière rumeur me confère une auréole, qui n’est certes pas de sainteté, mais qui élève mon statut. Il me plaît parfois de lancer moi-même ces rumeurs, par défi, pour suivre leur vie et examiner sous quelle forme modifiée elles me parviendront en retour. La Ventière prend un grand plaisir à pister ces petites et modestes comètes dont la trajectoire transforme la voilure.  

Mais je m’égare, ma plume va comme une étourdie*. Soyez rassurée, vous ma fille si honnête, je ne sombre jamais dans la médisance. Ma pudeur me l’interdit et notre religion la proscrit. Je ne peux cependant pas m’empêcher de vous relater ce qui fit éclater de rire tout ce qui compte en la capitale. La Ventière s’en fut à Versailles voici quelques jours pour rendre compte de son périple polonais et faire état au roi des relations du royaume de France avec Venise. Je ne suis pas au fait de ces secrets d’État et me garde bien d’interroger Jean à ce sujet. Quand il revint de la cour, il me rapporta que Versailles est en perpétuel chantier et que les courtisans éprouvent maintes difficultés à se loger. Certains s’entassent dans quelques pièces mansardées au mépris de leur rang et du confort que leur sang devrait leur réserver. Ils préfèrent laisser leurs châteaux vides, livrés aux rats et aux araignées, que de se tenir loin du Roi et des faveurs qu’il peut leur octroyer. C’est ainsi.

La Ventière revint donc de Versailles fort excité par une altercation dont il fut le témoin dans la grande galerie des glaces où les miroirs magnifient la lumière en la multipliant  et où tout à chacun peut contempler sa propre fatuité. Deux petits marquis, de basse extraction mais de grand caquet,  piaillaient comme deux poules en train de pondre. Un rassemblement s’opéra rapidement autour des deux courtisans. Il s’avéra que l’un des deux avait traité l’autre de « belaou ». « Belaou, belaou ! Mais pourquoi me traitez-vous ainsi, jeune impudent » disait le plus âgé au plus jeune. « Oui, belaou ! Et je pèse mon mot. » rétorqua le benjamin. Les curieux assemblés ne comprenaient pas qu’on puisse se plonger dans un tel état pour un mot dont le sens leur échappait totalement. La Ventière qui a, comme vous le savez ma toute bonne, sillonné le monde, éclata d’un rire inextinguible. « Belaou ! » Il n’avait pas entendu cet adjectif depuis bien longtemps. Depuis une traversée entre Marseille et Tunis sur une galère du Roi où sévissait une engeance de chiourme aussi cosmopolite que la cargaison des animaux de Noé sur son arche. Parmi eux quelques barbares raflés sur les côtes de l’Afrique du Nord. Qui s’exprimaient selon La Ventière dans un arabe mâtiné de berbère. C’est sur cette galère qu’il avait entendu les rameurs de la chiourme s’invectiver avec ce « belaou ». En s’approchant de l’un d’eux, qui semblait moins sauvage que les autres, il lui demanda ce que ce mot étrange signifiait. Le barbare, ne parlant pas un traître mot de notre langue, fit avec sa main droite fermée un signe arrondi autour de son nez. « Ivre, saoul ! »  comprit la Ventière. Et les deux petits marquis utilisaient à leur tour cet adjectif qui avait voyagé jusqu’à la cour on se demande comment. « Messieurs, messieurs, du calme ! » dit Jean. « Vous seuls connaissez le sens de « belaou ». L’avez-vous entendu ce mot du côté de Marseille ou de Toulon ? ». « Oui, répondit le benjamin. Sur les quais de Toulon où quelques galériens pris de boisson se battaient. » « Alors, brisons-là ! Il n’y a point d’offense quand le mot et la chose qu’il désigne ne sont point assemblés dans l’esprit des auditeurs. Si je dis : « Bela fou mouk, chouya ! » Personne ne me contredira.  Alors que ces quelques mots sont fort impertinents en tunisien. Brisons-là messieurs. Ce ne sont qu’enfantillages indignes de votre rang. »

Les deux compères partirent en riant vers le grand salon d’Hercule où quelques tables de jeux avaient été disposées. La Ventière avait apaisé cette querelle naissante qui l’avait fort diverti et qu’il me conta par le menu. Il en profita pour m’informer d’une nouvelle ambassade que le Roi lui avait confiée. A Tunis, ma toute bonne. Sur la côte des barbares ! Il en est ravi car il aime l’aventure. Je le suis moins car il me propose de l’accompagner… Non pas que sa compagnie m’ennuie bien au contraire. Mais traverser la Méditerranée ! A mon âge ! Nous verrons. Je termine cette missive au plus vite pour ne point rater la poste de Provence.

 

Je vous embrasse comme je vous aime, tendrement.

 

 

 

*Formule empruntée à la vraie marquise…

 

21/12/2011

La fenêtre éclairée

 

-        Où suis-je ? Il y a un instant, je grignotais une fourmi dans le parc de Montsouris à Paris et soudain je me retrouve je ne sais où !

Kotoko était songeur.

Peut-être s’était-il un peu trop rapproché des grilles magiques du parc ? Peut-être, sans s’en rendre compte, avait-il pointé le bout de son museau entre deux barreaux ? Ce qui l’aurait immanquablement aspiré vers ce lieu inconnu.

Un lieu ? Kotoko n’en était pas très sûr. Il se trouvait sur le rebord d’une fenêtre fermée. Elle  n’avait pas été ouverte depuis des lustres : les araignées y prospéraient et tissaient tranquillement leurs toiles dans son encadrement. Le mastic, destiné à maintenir chacun des deux carreaux dans son emplacement, était desséché, par places disparu, laissant craindre qu’un jour les deux vitrages ne s’écroulent.

Kotoko, en bon observateur, décida de poursuivre son enquête afin de déterminer où il avait atterri. En se retournant prudemment sur le rebord de la fenêtre, qui était très étroit, il constata qu'un étrange mélange encombrait la pièce éclairée par la fenêtre: des feuilles de vigne vierge bien vertes, des panneaux indicateurs illisibles, des cintres, du linge qui sèche et tout au fond une ampoule allumée sans abat-jour…

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Comment était-il possible qu’un tel bric-à-brac se trouvât là ? En y regardant bien, très attentivement, Kotoko se dit que là où il était perché, le monde était aussi bien à l’envers qu’à l’endroit.

Soudain une ombre apparut au fond de la pièce, là où s'entassait une grande quantité d’assiettes, de plats, de verres, certains ébréchés, d’autres comme neufs, mais tous d’une autre époque, celle où nos ancêtres aimaient faire apparaître leurs initiales au fond de leurs assiettes.  L’ombre discrète se pencha, remua quelques plats, cherchant apparemment quelque chose. En vain. L’ombre se retourna et disparut aussi vite qu’elle était apparue…

Kotoko commença à comprendre ce qui se passait. Il avait remarqué que l’ombre n’avait pas été gênée par les feuilles de la vigne vierge. Que les panneaux indicateurs illisibles n’avaient pas dérangé sa marche. Et que sur les vitres se trouvaient rassemblés deux mondes : celui de l’intérieur et celui de l’extérieur, provisoirement mélangés le temps d’un reflet.

-        Je suis bien naïf d’avoir pensé qu’un tel fatras aurait pu s’accumuler dans cette pièce ! Ce n’est ni une cave ni un grenier, même si elle tient un peu des deux ! Le reflet sur la face extérieure de la vitre, celui des panneaux indicateurs, de la vigne vierge,  se mélange au contenu éclairé de la pièce. C’est aussi simple que cela ! Et c’est beau. J’ai ainsi pu rêver que de vieilles assiettes dormaient sous un feuillage verdoyant en imaginant des voyages vers les Monts damnés, destination indiquée par l’un des panneaux.  

Kotoko était ravi. Il se dit que les grilles magiques du parc de Montsouris avaient eu une excellente idée en l’expédiant à Verdigny dans le Cher, au milieu des vignes, en pleine campagne. Il sauta prestement du rebord de la fenêtre et courut vers un grand jardin où il se régala de mille insectes tous plus succulents les uns que les autres.

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11:14 Écrit par Jean Julien dans Aventures de Kotoko et autres | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : reflets, fenêtre, verdigny, cher |

05/12/2011

La Sévigné est de retour à Paris

Paris le 1er du mois de mai 1681

 

Ma toute bonne,

Après des mois par monts et par vaux,  je suis enfin de retour chez moi. Le portail de l’hôtel de Carnavalet s’est refermé sur mon carrosse. Les vieux pavés de la cour ont résonné familièrement sous le pas des chevaux et les roues de la voiture. Je suis fort aise de retrouver mes pavés et mes planchers et mon Paris bien-aimé.  Je retrouve cette ville comme un marcheur retrouve ses vieux chaussons après un long parcours : avec le temps ils ont pris la forme de ses pieds. Tout ici m’est connu, de la couleur du ciel au tohubohu des rues, du parfum de lavande de ma chambre aux appels des colporteurs.

Il ne manque que vous. Mais mon séjour à Grignan m’a permis de me gorger de votre présence et mon cœur est plein de votre sourire. Comme vous vous en souvenez, avant que je n’entreprenne le long périple de Grignan à Paris, votre époux me conduisit à Balaruc sur l’étang de Thau pour y soulager mes douleurs. Les eaux chaudes qui sourdent dans ce hameau me furent bénéfiques mais on m’a dit que les eaux d’un petit village du Haut-Languedoc, Lamalou,  je crois, sont plus efficaces encore. Monsieur de Grignan, qui ne recule devant aucun obstacle, décida de me conduire dans ce recoin par des chemins aussi sinueux que vertigineux. Au milieu des vignes, dans la vallée du Bitoulet, un torrent à sec les trois-quarts de l’année, entouré de hautes montagnes, le village de Lamalou ne compte guère que trois ou quatre bâtisses mais ses eaux, où le fer et sa couleur rouge dominent, ont eu le don d’apaiser mes articulations. Je ne vous écrirai point que je pourrais danser la gigue comme une jeunesse, mais enfin j’ai retrouvé quelque souplesse.

A Paris, mon temps est bien rempli depuis mon retour. A peine descendue de ma voiture, à peine avais-je salué mes gens que déjà mon salon bruissait de mille bavardages tant mes proches et mes amis étaient impatients de me saluer et d’entendre le récit de mon long voyage à travers l’Europe. J’étais moi-même tout émoustillée à l’idée d’entendre les mille et une petites anecdotes survenues en mon absence. Le comte Christophe de Rambuteau et le prince Frylvera de Cotonou ne furent pas les derniers à gravir les marches de mon perron. Ils étaient précédés par le charmant petit attelage de leurs deux chiens conduit par un jeune valet très expert en la matière. Les deux chiens, très bas sur terre, adorent leurs maîtres et imaginent mille cajoleries pour les séduire. Rambuteau et Cotonou avaient cependant l’esprit ailleurs et après les formules d’usage demandèrent à voir Nyctalope, la jument autrichienne que je leur avais promise. Ils me proposèrent de l’atteler, malgré les fatigues qu’elle venait d’endurer, et de nous rendre en l’hôtel d’Issoire chez Jean de la Ventière et Dewenrel de la Haute-Volta. L’idée me sembla saugrenue car je n’avais guère envie de traverser Paris alors que je venais de terminer un périple de mille lieues. Ils insistèrent et nous nous présentâmes au portail de l’hôtel d’Issoire près duquel quelques pèlerins se reposaient avant de reprendre le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle vers Orléans.

Il régnait une étrange atmosphère dans la cour de l’hôtel de La Ventière. Un calme inhabituel. Un silence hors de commun. Je pensai que les maîtres de ce lieu vaquaient à leurs travaux et  avaient exigé de leur personnel qu’il fût coi. Quelque peu intriguée, je pénétrai dans le vestibule et entrepris de gravir le magnifique escalier d’apparat jusqu’aux salons du premier, suivie par Rambuteau et Cotonou. Le silence qui régnait dans la cour s’était répandu dans l’escalier et dans le premier salon que je traversai. La double porte du grand salon étant fermée, j’attendis par politesse qu’on vînt m’ouvrir. Lorsque les deux battants s’écartèrent, je crus tomber sur mes genoux…

Ce malicieux La Ventière, qui avait regagné Paris directement depuis Grignan appelé par ses affaires diplomatiques,  et son délicieux ami Dewenrel avaient rassemblé mes amis les plus proches dans le plus grand des secrets pour que la surprise me fût entière. Les comtesses Odile et Nicole de Colombes, Patrick d’Epernay, le prince Bounkiet et Yan Tranströmer de La Bazouge, un prince du royaume de Suède installé en Basse-Bretagne, le comte Christophe de Saint-Denis,  le marquis Bernard de Nantes et Christophe de Bourbon, les fidèles, les jeunes et délicieuses Laura de Bretteville et Julie de Bonnes Aires dont le charme lumineux éclaira le salon de mes hôtes. Toute cette assistance rassemblée me ravit le cœur et après les embrassades, nous entamâmes un long concert au cours duquel chacun put conter ce qu’il avait à conter… En quelques heures je savais quels événements avaient marqué Paris en mon absence. Je pouvais sentir quel air le temps prenait.

Mais, dans le même mouvement, tous les paysages que j’avais contemplés de Paris à Varsovie, de Cracovie à Venise, de Turin à Grignan, tous les visages que j’avais croisés, rôdaient devant mes yeux. Le voyage nous change. Il nous change à proportion de sa longueur.  Je vous dirai pourtant qu’il me semble indispensable au bien-être de notre âme. J’écoute celles et ceux qui craignent de quitter leur foyer. Ils ne savent cependant pas de quels bienfaits ils se privent. Et qu’ils ne mettent pas en avant des questions de temps ou d’argent pour justifier leur immobilité. Songez à ces pèlerins de Compostelle. Croyez-vous qu’ils ont un Louis en poche. Et néanmoins ils vont par les chemins et ouvrent leurs yeux et leur cervelle au monde nouveau qu’ils découvrent. N’ayons pas peur. Ouvrons les yeux.

Cette songerie ne m’empêcha point de savourer la douceur de ces retrouvailles, douceur qui n’est pas l’un des moindres plaisirs du voyage.

Nous quittâmes l’hôtel d’Issoire alors que la nuit enveloppait la ville. La courageuse jument  Nyctalope nous conduisit rapidement dans le Marais où je fus fort aise de retrouver ma chambre et de sombrer sans hésitation dans les bras de Morphée.

Je vous embrasse comme je vous aime de tout mon cœur.   

16:25 Écrit par Jean Julien dans Lettres de la marquise de Sévigné | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : paris, voyages, retour |

18/11/2011

Les lorgnons de Lana

 

-          Lana. Lana. Est-ce que tu m’entends ? N’aie pas peur, je suis une voix amie qui te veut du bien.

Lana somnolait sur son lit après une bonne nuit passée dans la chambre qu’elle partage avec son frère Ewan. Elle sursauta en entendant ce murmure.

-          Qui m’appelle ainsi ? Maman et papa ne sont pas réveillés à cette heure matinale. Il fait à peine jour. Jade ? La chatte ? Elle ne sait que miauler et dort dans le salon en-bas…

La voix reprit.

-          Lana. Ecoute-moi bien. Je te parle de très loin. Ma voix est faible. Toi seule peux l’entendre. Prête-moi l’oreille…

Lana vérifia qu’elle n’avait pas dormi avec les écouteurs de son baladeur. Rien sur ses oreilles. Aucun fil. Pas de baladeur.

-          Lana… Je te parle de si loin que tu dois me prêter une grande attention. Est-ce que tu peux me rendre un service ? Je viens vers toi car tu es la seule qui peut m’aider.

-          Oui… répondit timidement la petite fille dont le cerveau était maintenant bien réveillé. Oui, la Voix. Je t’écoute… Mais essaie de ne pas réveiller mon frère Ewan qui dort encore profondément.

-          Tu dois t’imaginer que je ne suis qu’une voix… Mais j’ai aussi un corps et donc des yeux pour te voir. Tu ne me vois pas parce que je vis dans un monde merveilleux qui est invisible à ton regard.

-          Je comprends, répondit Lana. Tu es un fantôme ! J’ai déjà écouté des histoires avec des fantômes, comme à Madagascar.

-          Non, s’exclama la Voix. Je suis une ombre qui glisse entre les nuages. Mais une ombre qui a perdu ses lorgnons !

-          Ses lorgnons ? Mais de quoi parles-tu ? Je ne connais pas ce mot. Jamais entendu !

-          Il existe pourtant ce mot ! Je suis une lorgnonarde ! Je porte des lorgnons : deux verres sur une monture sans branche que je pince sur mon nez… Ce ne sont pas des lunettes mais presque ! Et je te parle depuis un autre temps d’il y a bien longtemps, c’était alors la mode de ces lorgnons.

Lana était surprise. Sans plus. Elle avait l’habitude de faire face à des situations nouvelles et savait s’adapter.

-          Tu viens d’un autre temps ? D’accord. Mais tes lorgnons, je ne les ai pas.

-          Cherche un peu dans tes tiroirs, s’il te plaît gentille petite fille.

Lana descendit de son lit superposé. Ouvrit quelques tiroirs de la commode. Et posés sous une pile de t-shirts découvrit… les lorgnons…

-          Oups ! Comment ont-ils pu se cacher ici, je ne le saurai jamais.

Lana ne savait pas trop comment remettre ces lorgnons à la Voix. Elle n’eut pas à chercher bien longtemps. A peine les avait-elle déposés au creux de ses deux mains qu’ils s’envolèrent par la fenêtre ouverte,  comme un papillon prend son envol avec ses deux ailes.

-          Merci Lana, susurra la Voix. Grâce à toi je peux lire à nouveau et je ne manquerai pas de venir te raconter une histoire à toi et à Ewan.

Lana n’eut pas le loisir de répondre. Son frère venait de se réveiller. Il lui fallait maintenant raconter cette histoire à dormir debout… « Et si je la gardais pour moi » songea Lana… Mais elle préféra partager avec Ewan cette nouvelle et mystérieuse aventure.     

 

 

 

 

 

15:14 Écrit par Jean Julien dans Aventures de Kotoko et autres | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : lorgnons, lana, ewan, voix |

01/11/2011

Kotoko sur le Rieu Pourquié

 

Pour Ewan à l'occasion de ses trois ans.

 

Kotoko s’ennuyait ferme dans le parc de la Cité universitaire internationale où les perruches vertes l’avaient transporté par les airs voici quelques jours.

Les étudiants qui peuplaient les résidences étaient tout à leurs études. Parfois, ils sortaient de leurs chambres pour se rendre dans les universités parisiennes ou pour courir avec leurs écouteurs vissés sur les oreilles.

Personne ne prêtait attention à notre pauvre hérisson.

Alors, il prit son courage à deux pattes, traversa le boulevard Jourdan au risque de se faire écraser par les voitures et les tramways. Mais il arriva sain et sauf dans le parc de Montsouris et se précipita vers les grilles. Il pointa son petit museau entre les barreaux peints en vert et se sentit aspiré par un énorme courant d’air semblable en tous points à celui qui l’avait expédié en Tunisie.

-          Oh là là ! Quelle force dans ce courant d’air ! eut à peine le temps de murmurer Kotoko avant de se poser comme une fleur au milieu d’une forêt de chênes verts aussi dense que sombre.

Tout semblait calme entre les arbres. L’obscurité était profonde. Seul un bruit persistant d’eau qui coule intriguait Kotoko. Il s’en approcha et découvrit un ruisseau en apparence bien inoffensif. Et comme il avait soif, Kotoko se pencha vers l’eau pour se désaltérer.

Il se pencha, se pencha… et plouf, glissa ! Il glissa dans l’onde qui était très fraîche. Et le courant,  invisible à la surface, emporta  Kotoko qui réussit à maintenir sa tête hors de l’eau et trouva un gros morceau de bois auquel il put s’accrocher et ainsi  flotter.

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Et commença une descente dont notre hérisson se souviendra longtemps. Car Kotoko flottait sur les eaux du Rieu Pourquié qui coule dans le Haut-Languedoc. Et le Rieu Pourquié descend des montagnes vers la vallée aussi vite qu’un skieur. Ses eaux glissent entre les rochers, s’engouffrent sous les ponts, prennent des virages acrobatiques. Kotoko avait peur mais il aimait cette glissade sans fin.

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On ne voit pas Kotoko car il est passé trop vite...

La glissade, pourtant, se termina. Kotoko avait accroché quelques roseaux à ses épines, quelques feuilles de fougères aussi. Mais il s’en était sorti sans égratignures. Et lorsque le Rieu Pourquié rejoignit l’Orb, le fleuve qui court vers la mer Méditerranée à travers le Languedoc, Kotoko se sentit rassuré. Il gagnerait bientôt un bourg et pourrait sortir de l’eau. C’est ce qu’il fit à Colombières. Vite il s’engouffra sous un fourré et entreprit de se sécher. A peine sec, il s’endormit, épuisé par la descente sur les eaux du torrent. Epuisé comme les enfants quand ils ont beaucoup joué.

 

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Le Mont Caroux au pied duquel coule l'Orb, Haut-Languedoc

 

 

 

 

 

 

 

19:44 Écrit par Jean Julien dans Aventures de Kotoko et autres | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : languedoc, rieu pourquie, orb |

La marquise à Grignan

 

Grignan, le 25 mars 1681

 

 Ma toute bonne,

Je ne devrais plus vous écrire puisque nos cœurs sont enfin rassemblés depuis quelques jours. Seule une contrainte insurmontable me conduit à prendre la plume.

Mon voyage polonais a pris fin à Grignan, votre demeure en Provence depuis quelques années, depuis votre mariage avec le comte de Grignan, mariage qui m’a coûté bien du chagrin. Non pas que votre époux me déplaise. Bien au contraire. Mais le château de Grignan se trouve à plus de deux cents lieues* de Paris et je fus fort aise lorsque La Ventière m’apprit à notre départ de Venise que, pour gagner le royaume de France, nous passerions par le col du Montgenèvre dans le massif des Alpes. Empruntant ainsi l’antique via Domitia des Romains et sans doute le chemin emprunté par Hannibal pour franchir ces montagnes avec ses éléphants…

Trêve de pédanterie historique, de notre périple de Venise aux Alpes je dirai peu de choses tant il fut rapide. Je citerai cependant nos haltes à Padoue, Ferrare et Mantoue. A Turin nous fûmes délicieusement reçus par le duc de Savoie. Mais la hâte que j’éprouvais d’enfin vous serrer dans mes bras faisait que mon esprit était ailleurs et que toutes ces réceptions me lassaient. Vous me connaissez et vous savez mon goût pour le calme et la tranquillité. Ce qui ne fut pas le cas depuis des semaines, brinquebalée que je fus depuis Paris jusqu’à Varsovie et de là vers Venise. A voyager trop longtemps, ne risque-t-on pas de perdre son âme ? Notre cerveau n’est-il point incommodé par tout ce qu’il voit et tout ce qu’il entend. Ne peut-il pas finir par déborder comme une jarre trop remplie ? Heureusement Dieu nous a dotés d’une cervelle suffisamment faible pour qu’elle oublie les deux tiers de ce qu’elle  perçoit… Et bien malheureux doivent être ceux qui ne peuvent point oublier ! Quel fatras horrible doit encombrer leurs méninges !

De Turin nous escaladâmes le fameux col de Montgenèvre avec notre brave jument Nyctalope en tête d’équipage, non pas qu’il fit nuit mais parce qu’elle a le sabot très sûr par les chemins escarpés. Nous laissâmes derrière nous Briançon, Gap et Sisteron. Mais j’insistai auprès de La Ventière pour que nous fassions une halte au monastère de Ganagobie. Jean de la Ventière n’eut point à le regretter car les moines nous firent un accueil charmant de dévotion. De ce lieu austère, le regard embrasse un horizon immense jusqu’aux hauteurs enneigées des Alpes. Le lendemain nous filâmes vers Apt et remontâmes vers le nord avant que je n’aperçoive enfin votre domaine. Mon cœur se mit à bondir.

Est-ce l’excès d’émotion ? Sont-ce les fatigues de ce long périple qui prenait fin ? Quoi qu’il en soit, je me retrouvai soudain sans voix. Impossible d’émettre un son. Je me crus ensorcelée. Moi qui avais tant à vous conter, je ne pouvais vous adresser un seul mot. Il ne me restait qu’à vous écrire. J’espère que tout le miel que vous me faites avaler produira de l’effet sur mes cordes vocales. Et puis, il me reste ma plume et surtout le plaisir de vous voir et de vous entendre et de vous serrer contre mon cœur. Nul doute que ce remède sera le meilleur. Et si mon corps demeure trop meurtri par tous les cahots qu’il a subis, le comte de Grignan m’a promis de me conduire à Balaruc près de l’étang de Thau. Il tient pour assuré que les eaux qui sourdent dans ce petit village ont le pouvoir de guérir les perclus et les endoloris. Nous verrons bien. La perspective de reprendre la route ne m’enchante guère. Mais si la guérison est à ce prix…

Je ne vous embrasse point puisque votre joue est contre la mienne... 

 

*Environ 4 kms

 

18/10/2011

A l'ombre des micocouliers

 

A son habitude, Kotoko rêvait sous les grands arbres du parc de Montsouris. Mais il était dérangé par un piaillement incessant dont il avait du mal à déterminer l’origine. Il provenait certainement d’oiseaux : eux seuls étaient suffisamment bavards pour provoquer un tel barouf. Kotoko décida à contre cœur de sortir de ses rêves et de partir à la recherche des auteurs de ces chants entêtants. Et il finit par découvrir dans un arbre immense toute une colonie de perruches vertes. Une vraie troupe : non pas une perruche isolée qui se serait échappée d’une cage. Non, Kotoko découvrit une trentaine d’oiseaux parés de plumes de ce vert brillant qui n’appartient qu’aux tropiques.

 

-          Mais, que faites-vous ici, dans le parc de Montsouris, vous perruches habituées des pays d’Afrique ? demanda Kotoko à la perruche qui semblait surveiller la troupe et devait en être le chef.

 

-          Bonjour Kotoko, nous avons entendu parler de toi. Nous savons que tu as entrepris un grand voyage depuis le Ghana avant d’arriver dans ce parc voici quelques semaines. Nous aussi, nous avons voyagé depuis l’Afrique, mais, mon cher, en avion ! La classe pour des oiseaux comme nous ! Certains de nos frères migrateurs font le voyage à coup d’ailes. Pour nous ce furent des cages dans le ventre d’un gros avion. Et puis à l’arrivée, la surprise. Nos cages se renversent, s’ouvrent et prestement nous prenons notre envol et découvrons que nous sommes à Paris. Le parc de Montsouris nous a offert le gîte et le couvert. 

 

-          Quelle histoire ! heureusement que c’est toi perruche qui me la raconte. Sinon les enfants ne la croiraient pas.

 

Kotoko était heureux de retrouver des amis d’Afrique. Surtout en liberté. Il avait vu des singes et des lions dans un zoo. Mais derrière des cages. Les perruches étaient libres comme l’air. Libres de voler où bon leur semblait.

 

-          Kotoko. Je vais te faire une proposition. Aimerais-tu voler avec nous ? Nous savons que tu n’as pas d’ailes. Mais nous pourrions te soulever et à plusieurs t’offrir un baptême de l’air comme aucun hérisson du Ghana n’en a vécu à ce jour.

 

-          Merci perruche. Cette proposition me tente mais je crains le vertige…

 

-          Ne t’inquiète pas. Avec nous tout ira bien.

 

Et c’est alors que l’incroyable se produisit. Une dizaine de perruches se posèrent sur le dos piquant de Kotoko et saisirent de leurs petites pattes quelques-unes de ses épines. Un premier essai. Un deuxième. Au troisième, les dix perruches soulevèrent Kotoko qui se retrouva dans les airs pour la première fois de sa vie. Le parc de Montsouris rapetissa. La ville immense s’offrit au regard de notre ami ghanéen.

 

Mais les perruches ne pouvaient pas de leurs petites ailes faire voler Kotoko très longtemps. Poussées par le vent du nord, elles traversèrent le boulevard Jourdan, survolèrent un tramway qui roulait vers la porte de Choisy, et glissèrent entre deux des résidences de la Cité universitaire internationale : celle de Tunisie et celle appelée Lucien Paye que les perruches aimaient beaucoup car elle hébergeait de nombreux étudiants africains. Elles n’étaient pas perdues les perruches, elles savaient vers où elles volaient. Les grands micocouliers les attendaient. Ces grands arbres de Virginie, en Amérique, les accueillaient tous les soirs. Elles se sentaient bien dans leurs branches solides pour y passer la nuit.

 

Les dix perruches déposèrent délicatement Kotoko à l’ombre des micocouliers, sur la pelouse riche en insectes bien nourris. Et c’est là que notre hérisson se remit de ses émotions aériennes.

 

-          Ouf ! s’exclama-t-il. J’aime bien le ciel mais je préfère la terre. Merci les perruches. Profitez bien de votre liberté. Mais rappelez-moi le nom de ces grands arbres d’Amérique…

 

-          Des micocouliers ! piaillèrent les dix perruches. C’est pourtant simple !

 

-          Merci les micocouliers ! Je préfère mille fois votre ombre au vide ensoleillé du ciel.

 

  

 

 

 

01/10/2011

La marquise à Venise, "ancora..."

 

Venise, le 28 février 1681

 

Ma toute bonne,

Décidément, l’air de cette ville me réussit. Jusqu’à un certain point, car n’oubliez pas que nous sommes sur des îles au milieu de la mer et l’humidité qui règne ici en reine me cause quelques douleurs aux articulations. Certains matins mes pauvres genoux sont aussi rouillés que les poulies d’un vieux gréement. Je fais contre mauvaise fortune bonne grâce et me dis que ces maux ne sont point mortels. Bien des habitants de Venise meurent de maladies mystérieuses importées des pays lointains où ses bateaux vont commercer.  La vie et la mort se côtoient ici  avec une proximité saisissante. Le plaisir et la vertu également.

Ce cher la Ventière m’a entrainée dans un quartier où, ma toute bonne, je me serais crue aux portes de l’enfer. Figurez-vous des femmes par centaines, qui penchées aux fenêtres de leur maison, qui penchées sur un pont dont le nom à lui seul résume l’activité de ce quartier de perdition, le « ponte delle Tette »… Je ne vous traduirai point ce mot italien mais vous devinerez que ces créatures exhibent avec malice ce qu’elles devraient cacher avec le plus grand soin. Elles escomptent attirer les hommes qui de toutes conditions viennent ici rôder à la recherche du plaisir. Je ne suis pas prude. Moi aussi j’ai su attirer les représentants du sexe fort. Je sais d’expérience que nos attributs, certes dissimulés comme le veut la décence mais aussi légèrement dévoilés, constituent quand ils sont fermes un appât auquel la gent masculine est fort sensible. Mais dans ce quartier, les pauvres filles se dépoitraillent et se parent de coiffures extravagantes d’un rouge démoniaque pour attirer le chaland.

Il est vrai que cette ville regorge de voyageurs, de marins et de marchands qui encore célibataires ou loin de leurs épouses sont malgré tout soumis aux lois de la nature et qui, après de longs voyages sur la mer… Je m’arrête car je m’égare encore une fois. Vous sentez bien mon trouble devant ce commerce dont j’avais eu vent à Paris. Sa franche exposition dans ce quartier de San Polo, les cris des racoleuses, leurs mots doux envoyés aux passants, me font voir d’un autre œil les femmes qui pratiquent ce négoce. Ne dit-on pas ici que l’une d’elles était si célèbre au siècle passé que sa maison bruissait des pas des célébrités de la ville et que lors de la visite de notre bon roi Henri III, Veronica Franco, c’était son nom, fut portée nue dans un plat jusqu’à notre souverain lors d’un banquet mémorable, en juillet 1574 si ma mémoire est bonne… On sait que notre Henri le troisième n’était guère attiré par le beau sexe et préférait la compagnie des gentilshommes. On dit aussi qu’il ne s’ennuya point à Venise et qu’il regagnait le palais Foscari à l’aube bien fatigué… Je m’égare à nouveau.

Toutes ces femmes ne tirent pas leur épingle de ce jeu. Certaines sont plus habiles que d’autres. J’eus ainsi le loisir d’observer une pauvresse qui avait beau s’exhiber sous toutes les coutures dans une robe rouge, rien n’y faisait. Personne ne la regardait, on l’aurait dite transparente. L'attitude grotesque de cette « vecchia carampana » (je ne traduirai point)faisait fuir les passants. Venise, vous le comprenez, est comme beaucoup de ports un concentré d’humanité. Et pour vous réconcilier avec cette dernière sachez que Veronica Franco (celle que l’on promena sur un plat pour amuser Henri III) fonda une maison du secours. Elle aida celles qui exercent les métiers du plaisir, si j'ose ainsi m’exprimer, à rejoindre les chemins de la vertu par une éducation stricte et à trouver les voies du mariage au terme d’une retraite édifiante.

Avant que je ne l’oublie, sachez que j’ai reçu des nouvelles de mes amis de Paris. Le comte de Rambuteau a enfin aménagé dans son nouvel hôtel particulier avec le prince Frylvera de Cotonou. Il paraît que tout dans cet hôtel n’est que beauté. Le comte et le prince ayant décidé de monter une ménagerie, ils s’entourent d’animaux. Des chiens notamment, longs et bas, et ils me demandent si Nyctalope peut rejoindre leur écurie. Je leur en ferai la surprise.

La Ventière commence à me préparer à l’idée qu’il va falloir quitter ce paradis. Je ne sais si je suis atteinte de procrastination  mais je penserai demain à ce nouveau périple qui me conduira vers vous, ma toute bonne, que je pourrai enfin serrer contre mon cœur.

Je vous embrasse comme je vous aime. Je file à un bal masqué.

 

 

16:02 Écrit par Jean Julien dans Lettres de la marquise de Sévigné | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : venise, sevigne, plaisir |

13/09/2011

Les grilles magiques

 

Kotoko était très surpris. Pendant tout l’été, il avait dormi à la belle étoile sous les grands arbres du parc de Montsouris, bercé par les étoiles filantes qui traversaient le ciel. Depuis quelques jours, un courant d’air venait le déranger vers la fin de la nuit. Comme les couches superposées d’un gâteau, de l’air chaud mêlé d’air frais glissait sur les épines du hérisson et le sortait de son profond sommeil. L’été déclinait. Quelques feuilles sèches jonchaient le sol. Alors, pour se réchauffer,  Kotoko partit sur ses quatre petites pattes à la recherche de son petit déjeuner, quelques insectes et vermisseaux. La tête baissée vers le sol, Kotoko ne vit pas la grille qui se dressait devant lui et heurta de son petit museau une barre de fer. La grille était si haute qu’il aurait fallu 20 ou 30 hérissons posés les uns sur les autres pour atteindre son sommet. Elle était peinte en vert et hérissée de piques pour empêcher les intrus de pénétrer dans le parc pendant la nuit, quand il est fermé au public. Toujours aussi curieux, Kotoko s’approcha de la grille et avança sa petite tête entre deux barreaux. Il voulait regarder passer les voitures et les deux roues qui commençaient à circuler dans la rue Nansouty, celle qui longe le parc et monte vers la Cité universitaire internationale.

Son museau à peine pointé à l’extérieur de la grille, Kotoko fut happé par un énorme courant d’air et, sans qu’il ait eu le temps de dire ouf, il se retrouva dans un jardin inconnu qui n’avait rien à voir avec le trottoir de la rue Nansouty.

 

montsouris,tunisie,sidi-drhif

 

Tout de suite, il vit que la grille située derrière lui n’était pas la même que celle du parc. Elle n’était pas verte mais blanche et surtout très rouillée. Elle n’était pas constituée de barreaux bien droits comme celle du parc de Montsouris mais elle était ornée de barres torsadées.

-        Où suis-je ? Mais où suis-je donc arrivé ? marmonnait le pauvre hérisson.

Prudemment, il commença à explorer le petit jardin qui ne ressemblait pas du tout au parc parisien. Un immense bougainvillier aux fleurs rouges ornait un grand mur blanc. Des centaines de fleurs d’hibiscus se balançaient comme des petites cloches au gré de leur humeur. Le sol était parsemé de merveilleuses marguerites. Et au fond du jardin, trônaient une magnifique colonne en marbre et un chapiteau lui aussi en marbre qui devaient avoir été taillés voici bien longtemps…

-        Mais où suis-je ? Où donc ce diable de courant d’air m’a-t-il entraîné ? gémit Kotoko.

Soudain, notre hérisson aperçut une chatte. Il croyait que c’était son amie Marotte. Mais non, ce n’était pas Marotte, la chatte de Montsouris. Kotoko s’approcha de l’animal.

-        Comment t’appelles-tu ?

-        Opus, répondit la chatte tricolore de roux, de blanc et de noir.

-        Dis-moi, Opus, où suis-je ?

 

montsouris,tunisie,sidi-drhif

 

-        En Tunisie ! A Sidi-Dhrif, au sommet de la colline enchantée qui domine la mer. Es-tu donc si étourdi que tu ne sais ni comment, ni où tu es arrivé ?  

-        C’est un courant d’air qui m’a propulsé ici. Je n’ai rien compris.

-        Ah ! s’exclama Opus d’un air entendu. Le courant d’air de la grille magique.

-        Grille magique ? marmonna Kotoko.

-        Oui, la grille qui se trouve derrière toi est magique. Elle peut nous faire passer d’un monde à l’autre. D’un lieu à un autre… Si tu pointes ton museau entre les grilles torsadées, tu peux te retrouver dans le parc de Montsouris… Ou ailleurs !

Kotoko n’en revenait pas. Et pour vérifier les explications surprenantes d’Opus, il tendit son museau vers l’extérieur de la grille magique. Et sans qu’il ait eu le temps de respirer, il se retrouva sur la pelouse de Montsouris… Les deux grilles communiquaient entre elles. Kotoko tout éberlué se dit alors que les obstacles qui se trouvent sous notre nez peuvent être bien facilement surmontés.

Surtout quand on dispose d’une imagination fertile, comme celle de Kotoko, notre étonnant hérisson du Ghana.   

 

11:10 Écrit par Jean Julien dans Aventures de Kotoko et autres | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : montsouris, tunisie, sidi-drhif |

28/08/2011

La marquise à Venise

Venise, le 20 février 1681

 

Ma toute bonne,

 

J’ose espérer que, tout contre votre cœur, vous avez la lettre que je vous ai adressée depuis Cracovie. Je me sens si loin de vous, ma bien aimée. Tant de lieues nous séparent. Je ne puis m’interdire de penser que peut-être nous ne nous reverrons jamais… Et si c’était la dernière fois que je vous écrivais ? Et si c’était la dernière fois que ma main droite tenait cette plume ? Et si c’était la dernière fois que mes doigts faisaient courir ces mots qui sous vos yeux deviendront le théâtre d’ombre de ce monde ?

Mes pensées ne devraient pas être aussi sombres alors que j’entame cette première missive à Venise où nous parvînmes, enfin, hier après une traversée des Alpes pendant laquelle j’ai cru mille fois mourir. La récompense est là. Comme le paradis après le purgatoire. Certes Jean de la Ventière et moi-même ne fûmes pas reçus « con quella grandezza, pompa en magnificienza che si poteva maggiore »*, réservées par la Sérénissime à notre bon roi Henri III de Valois lors de son inoubliable séjour ici en juillet 1574. Roi de Pologne depuis quelques mois, il rentrait en France pour succéder à son frère Charles IX.

Notre modeste qualité nous a cependant autorisés à être, comme le roi, logés au palais Foscari dont les vastes baies vitrées ouvrent sur le Grand canal de Venise. Ah ! Ma toute bonne ! Quel spectacle après les neiges de Pologne et d’Autriche ! Oubliées les froidures des mauvaises routes de Bavière et du Tyrol ! Oubliés les appartements glacés de Vienne ! Et je préfère ne pas vous narrer ce col affreux qu’il nous fallut escalader avant d’atteindre le Frioul en territoire vénitien. Il me faut beaucoup d’affection pour jean de la Ventière pour l’accompagner dans un tel périple. Et je pense sa mission d’une grande importance pour qu’il ose affronter l’hiver alpin sans barguigner.

Mais la bonne fortune nous accompagne. Savez-vous ma toute bonne que nous avons bénéficié d’un attelage dont l’un des chevaux était nyctalope ? Sans doute n’avez-vous jamais entendu cet adjectif. C’est la Ventière qui baptisa ainsi une jument qui avait le grand talent d’y voir très bien la nuit. Même sans lune. Elle nous fut d’un grand secours et nous refusâmes de l’échanger contre une autre monture dans les relais de poste, préférant lui octroyer un repos bien mérité et en profiter pour nous réchauffer au coin d’un feu avec un bon bol de soupe brûlante. En cette saison où les jours sont courts et où les montagnes dressent leurs ombres sinistres au creux des vallées, bien des heures après le lever du soleil, Nyctalope, car nous finîmes par la baptiser ainsi notre bonne jument, Nyctalope guidait avec assurance l’attelage des six chevaux, tous aguerris aux traîtrises des Alpes. C’est ainsi que, soutenus par Dieu et conduits par nos braves chevaux, nous pûmes sains et saufs rallier la lagune de Venise après avoir traversé en bateau  le bras de mer qui la sépare du continent.

Rien n’est comparable à cette ville. Imaginez, ma douce âme, nos rues pavées transformées en canaux de toutes tailles : certains comme le Grand canal sont aussi larges que nos plus belles avenues, peuplés de bateaux de toutes sortes, de gondoles rivalisant d’élégance, traversés par les cris des gondoliers et des marins. D’autres sont aussi étroits que nos ruelles et forment un dédale que seuls les Vénitiens savent démêler. Avec la Ventière nous prenons un malin plaisir à nous égarer dans les « calli », ces petites rues qui parfois débouchent sur un cul de sac. Une île, une île divisée en des milliers d’îles toutes reliées entre elles par des réseaux marins et des passages secrets. Un rêve de ville posé sur la mer. Le basilique Saint-Marc est aussi mystérieuse qu’un temple du Levant. Tout ici rappelle le commerce avec les Turcs. Une ville posée sur la mer et décorée de ses conquêtes.

Je m’égare. Une fois de plus je me laisse emporter par la beauté des lieux qui m’accueillent. Je ne pourrai pas aller plus loin cet après-midi car la Ventière sera bientôt reçu au palais des Doges, place Saint-Marc et le gondolier du palais Foscari vient de nous héler.

Je vous laisse. La belle lumière de l’Adriatique réchauffe mon cœur et mes vieux os que les cahots des chemins alpins n’ont point épargnés. Un peu de soleil leur apportera du baume. Je vous promets une nouvelle lettre dans quelques jours. Cette ville m’inspire : sans doute est-ce la douce atmosphère qui règne ici qui délie ma plume.

Je vous embrasse comme je vous aime, de tout mon cœur.   

 

*Traduction de l’italien : « avec toute la grandeur, la pompe et la magnificence imaginables». Le sénat vénitien a décidé de passer outre toutes les restrictions budgétaires (déjà à l’époque…) pour cette visite royale. (Note de l’auteur)

 

14/08/2011

Le train disparu

Quand Kotoko se réveilla sous les grands arbres du parc Montsouris, il crut avoir rêvé qu’un train était passé sous le parc pendant la nuit. Il se souvenait du bruit haletant de la locomotive à vapeur et du grincement des wagons qu’elle tirait.

Pour tirer au clair ce vague souvenir, Kotoko décida d’explorer les allées du grand parc, de se faufiler sous les arbres à la recherche du train mystérieux. Soudain, il découvrit un tunnel qui débouchait sur une profonde tranchée.  Les versants de la tranchée étaient envahis par de petits et de grands arbres qui encombraient le passage. Mais Kotoko, grâce à sa petite taille, réussit à se frayer un chemin dans cette jungle et à descendre jusqu’à la voie ferrée couverte de rouille. Lorsqu’il pénétra sous le tunnel, la végétation disparut et Kotoko vit nettement la voie de chemin de fer s’enfoncer dans l’obscurité avec ses deux rails bien parallèles. Les traverses en bois qui maintiennent  à égale distance les deux rails étaient couvertes de mousse et parfois fendues.

 

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La "petite ceinture" dans sa traversée du parc Montsouris

En voyant la rouille qui rougissait les rails, Kotoko se dit qu’aucun train n’avait emprunté ce passage depuis bien longtemps. Et il se hasarda sous le tunnel ouvrant tout grand ses petits yeux de hérisson très myope.

Au bout de quelques mètres, il sentit une vibration se propager sur la voie. Tout d’abord à peine perceptible, elle devint de plus en plus forte et s’accompagna du bruit très net d’une machine à vapeur lancée à grande vitesse. Et c’est alors que Kotoko aperçut une lumière dans l’obscurité du tunnel, celle d’un gros œil unique lançant ses rayons avec force. Le bruit devint assourdissant et Kotoko eut à peine le temps de se mettre en boule au milieu de la voie avant que le train ne passe au-dessus de lui dans un fracas infernal.

« Je n’ai donc pas rêvé, se dit Kotoko. Il y a bien des trains qui traversent le parc Montsouris. »

Quand le convoi se fut éloigné, notre hérisson se redressa et secoua la suie qui avait recouvert ses épines, la suie du charbon qui brûle dans la chaudière d’une machine à vapeur. Il remonta vers le parc et se retrouva museau contre museau avec Marotte, la chatte qui vit comme Kotoko sous les arbres de Montsouris.

« Tu sais, Marotte, j’ai vu le train dont j’avais rêvé la nuit dernière. Il est même passé au-dessus de moi. Regarde, il y a encore quelques grains de suie sur mes épines. »

Marotte regarda Kotoko avec étonnement. « Kotoko, je pense que tu me racontes des histoires. Il y a bien longtemps qu’aucun train n’emprunte plus la petite ceinture comme on appelle cette voie ferrée qui fait tout le tour de Paris. »

Kotoko eut un doute.  Il avait un souvenir très précis du train sous le tunnel. Mais l’avait-il réellement vu et entendu ?  Ou bien ne s’agissait-il que d’un effet de son imagination un peu trop fertile ?  La suie retrouvée sur ses épines n’était-elle pas tombée de la voûte du tunnel ? Et non pas de la chaudière brûlante de la locomotive ?

« Après tout, peu importe, se dit Kotoko. Ce train fantôme est dans ma mémoire. Il a sans doute voulu m’étonner, moi le hérisson du Ghana en visite à Paris, le Kotoko qui n’avait jamais vu de locomotive à vapeur. Et il a réussi à m’impressionner. C’est cela qui compte. » 

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Post scriptum : Pour les esprits curieux, j'ajoute que la parc Montsouris est traversé par deux voie ferrées. Celle de la petite ceinture que Kotoko a explorée. Et celle du RER (réseau express régional) sillonnée par des rames à traction électrique. Les deux lignes se croisent dans le parc. Kotoko a sans doute rêvé de cette machine à vapeur mais il a bien entendu des trains traverser le parc...  

 

 

22/07/2011

Lettre de la marquise de Sévigné. De Varsovie à Cracovie.

 

15 janvier 1681

 

 

 

Ma toute bonne,

 

C’est par un froid glacial que nous entreprîmes notre périple de Varsovie à Cracovie, première étape de ce voyage de notre retour au royaume de France qui devait nous conduire à Venise, trajet que parcourut notre bon roi Henri III voici un siècle lorsqu’il quitta son royaume de Pologne pour rejoindre Paris. Cette route qui n’est pas directe, loin s’en faut, offre l’avantage d’une traversée aisée des Alpes et permet de rallier rapidement un climat plus doux que celui qui règne en hiver dans les grandes plaines du nord de l’Europe.

          Ah ma toute bonne, que j’ai eu froid ! Quand notre attelage quitta le château du prince Jarocin, les fers de nos chevaux crissaient sur la glace mêlée de neige et les roues de notre carrosse stridulaient. La Ventière m’expliqua que lorsqu’il fait très froid en ces contrées septentrionales la neige devient si dure qu’elle crisse quand on la foule. Heureusement que le prince Jarocin, toujours aussi généreux, nous avait offert de superbes manteaux : fourrure de loup pour Jean de la Ventière et de marte, d’hermine et de menu-vair pour moi. Avec pour nous deux, de superbes chapkas du même poil. Nous étions superbes et sous cet accoutrement je me trouvai soudain rajeunie. L’air froid et très sec de l’hiver polonais fouette le sang et les nerfs. La belle lumière que provoque la réverbération du soleil sur les immensités de neige stimule l’esprit.

                  Nous quittâmes enfin  la plaine monotone qui entoure Varsovie et qui donne le sentiment de se déplacer au milieu de nulle part et nous abordâmes les collines qui annoncent l’arrivée à Cracovie. La première capitale de la Pologne est magnifique. Nous logeâmes sur la Grand-Place du rynek glowny, le grand marché. Et oui, ma toute bonne, je connais quelques mots de polonais désormais.  Soyons modeste, cette langue est bien difficile à apprendre surtout pour une cervelle vieillissante comme la mienne. Les mots me rentrent par une oreille et ressortent par l’autre. Mais elle est si belle à écouter. La mélodie des phrases et la délicatesse des sons font un bruissement très doux aux oreilles qui savent écouter et je rêvais que le prince Jarocin me parlât à l’oreille, ce bel homme jeune et vigoureux… Mais je m’égare… La langue polonaise doit être douce susurrée à l’oreille des amoureux ! Me voilà retournée en mon jeune temps quand des gentilshommes vigoureux m’entouraient de leurs ardeurs sur la place des Vosges, à Paris. Ah, j’en frissonne !

                 Sur le rynek, nous visitâmes la basilique Sainte-Marie et la sukiennice ou halle aux draps si pittoresque. Nous fîmes un pèlerinage au Wawell, la colline royale où dorment pour l’éternité les rois de Pologne en la cathédrale Saint-Stanislas-et-Venceslas. Je fus surprise de découvrir à l’entrée de ce lieu de culte d’étranges objets suspendus au-dessus du portail.  En nous approchant avec la Ventière, nous réalisâmes qu’il s’agissait d’os, oui, des os énormes et attachés aux parois par de lourdes chaînes métalliques. La Ventière, dont vous connaissez la curiosité à pau près égale à la mienne, c’est peu dire, demanda à un prêtre qui passait par là de quoi il s’agissait.

 

-         Ce sont des os de mammouths, expliqua le religieux homme, des os placés là pour protéger la cathédrale des puissances du mal. S’ils venaient à tomber, Cracovie serait détruite. Selon la légende, bien sûr. Mais la sainte-église catholique sait composer avec ces superstitions. Tout particulièrement en ce royaume de Pologne où la croyance en Dieu s’exprime très souvent par une piété quelque peu excessive. Vous le savez, notre royaume se trouve aux marches de l’Europe et vers l’est vivent des peuples barbares qui depuis toujours menacent nos ouailles. Les Tatars ont laissé ici un souvenir épouvantable. Si vous en avez le loisir, rendez-vous en l’église de Sandormierz sur les bords de la Vistule et vous y contemplerez des fresques édifiantes montrant les ravages commis par ces hordes sauvages venues d’Asie centrale : viols, assassinats, incendies, seront sous vos yeux effarés.

 

-          Merci mon père, répondit la Ventière. Le royaume de France est depuis des siècles l’ami du vôtre. Notre roi vous sait aux postes avancées de la chrétienté catholique. Il vous sait menacés pat les orthodoxes de Russie et les musulmans de l’empire ottoman.  Nous serons toujours à vos côtés.

 

               Sur ces bonnes paroles, et après quelques signes de croix, le prêtre s’éloigna et nous poursuivîmes notre visite. La Ventière rencontra quelques diplomates autrichiens dans le palais du Wawell. Ma foi, ils avaient l’air  de se sentir comme chez eux dans cette ville. Je ne suis pas stratège, mais je ne serais pas étonnée qu’un jour cette convoitise de l’Autriche ne se concrétise pas par une annexion…

             Après toute cette déambulation, nous revînmes sur le rynek et nous soupâmes d’une bonne zupa appelée zurek (dite jourek ma toute bonne, si vous voulez faire la Polonaise). Cette soupe à base de farine fermentée est  servie avec un œuf dur dans un pain creusé. Et nous terminâmes par des pâtisseries, un jablecznik  pour la Ventière, un feuilleté aux pommes délicieusement parfumé à la cannelle, folie de l’Europe centrale, et pour mon tendre estomac un sernik au fromage blanc. Le tout arrosé d’une compote, macération de fruits dans de l’eau, un peu fade à vrai dire, mais qui fait les délices  des Polonais.

               Quand je gagnai ma chambre, chauffée par un poêle énorme couvert de faïences,  j’étais bien lasse. Toutes ces lieues parcourues en carrosse me brisent les os. Mais je fais comme si j’avais 20 ans pour honorer la compagnie de la Ventière, si précieuse. Il me racontait au souper combien certains de ses contemporains l’étonnent. Si tournés vers eux-mêmes, si occupés par leur personne, qu’il lui semble qu’ils ont les yeux tournés vers leur for intérieur et non point vers le monde pourtant si magnifique à contempler. Pour divertir la Ventière, toujours prompt à l’observation critique des humains, je lui dis que nous pourrions recommander à notre ami Jean de La Fontaine d’écrire une fable à ce sujet. Nous lui proposerions ce titre : L’autruche, l’autruchon et l’araignée. Drôle d’attelage, me direz-vous ma toute bonne. Mais ouvrez les yeux et vous verrez autour de vous mille de ces combinaisons improbables. L’autruche et son fils l’autruchon, la tête enfoncée dans le sable car ils ne veulent rien voir, rien. Et l’araignée qui en profite pour tisser ses fils autour de ces deux âmes en perdition et les maintenir dans sa toile mortelle. Et grâce à ces âmes comme mortes attirer les mouches dont elle se nourrit. Voilà ce qui arrive « aux-yeux-en-dedans » dirait la morale. Le pire est que bien souvent ils courent à leur perte avec une envie qui ne manque pas de surprendre.

 

Ma chandelle se meurt. Les cloches de Sainte-Marie carillonnent à merveille et me poussent au sommeil. Mes songes seront peuplés de votre sourire, soyez-en certaine. Ma prochaine lettre vous parviendra de Venise, si Dieu veut bien nous y conduire à bon port.

 

Je vous embrasse comme je vous aime.